L'Humour et la Mort

 


HUMOUR et MORT

 

À première vue l’humour et la mort ne présentent pas de points de rencontre.

 Comment peut-on rire d’un évènement aussi tragique que la disparition de soi ou d’êtres chers? Les modalités complexes du deuil, les affects de tristesse et de chagrin suggèrent qu’un décès s’accompagne d’émotions fortes qui ne laissent que peu de place à la légèreté et à la plaisanterie. À l’inverse, l’humour peut être source de réactions extrêmes pouvant aller jusqu’à la violence et au meurtre. L’exemple des caricatures de Charlie Hebdo, et de la fusillade qui a suivi, que la raillerie, montre que l’ironie et la satire ne sont pas toujours appréciées par certains quand elles s’attaquent à des sujets porteurs de valeurs considérées comme absolues.


 

Divers angles sont privilégiés : la place de l’humour et de la dérision :

 


Cette analyse multidimensionnelle permet de croiser les points de vue et de proposer de nouvelles pistes de recherche et de réflexion dans un domaine qui demande à être défriché de façon plus approfondie et ce, dans un contexte socioculturel où ce questionnement apparait comme essentiel puisqu’il soulève les enjeux entourant la liberté d’expression et ses limites

Tout semble séparer l’humour et la mort. Comment peut-on rire d’un événement aussi sérieux, aussi tragique que la disparition de soi ou d’un être cher? Comment peut-on trouver dans une maladie, un crime, une guerre, un massacre, bref dans toute situation affligeante et horrifiante de la réalité, matière à plaisanter? Les modalités complexes du deuil et de l’accompagnement des personnes en fin de vie, les affects de la tristesse et du chagrin suggèrent qu’un décès s’accompagne d’émotions fortes qui ne laissent que peu de place à la légèreté ou à la plaisanterie. Doit-on pour autant s’abstenir de rire, de sourire et de faire de l’ironie en présence de la mort et de ses aspects solennels? Dans un contexte de soins palliatifs, un clin d’oeil complice, des commentaires drôles formulés avec doigté ne pourraient-ils pas plutôt nourrir un contact plus vivant avec la personne en fin de vie et ses proches? Quelles sont les limites à ne pas dépasser (Kuiper et al., 2004)? Y a-t-il des sujets sur lesquels il faille se garder de faire des blagues ou bien l’humour, surtout dans ses formes les plus acides, les plus désespérées, n’offre-t-il pas un moyen de reprendre un peu la maîtrise d’un destin qui paraît subitement nous échapper?

 

Le court-métrage Pourquoi moi? (1980), coréalisé par Derek Lamb et Janet Perlman pour l’Office national du film, peut ici servir d’entrée en matière. Ce film illustre, sous forme d’animation humoristique, la gamme d’émotions qui s’empare de l’individu lorsqu’il est confronté à une situation dévastatrice. On y voit un homme, M. Dupont (Mr. Spoon dans la version originale anglaise), rendre visite à son médecin pour un examen de routine. Ce dernier lui annonce alors une terrible nouvelle : il ne lui reste plus que cinq minutes à vivre. Choc, déni, colère, marchandage, tristesse, puis résignation, acceptation, reconstruction – toutes les étapes du deuil y passent. L’approche humoristique n’a ni pour effet de ridiculiser les réactions du patient, ni de banaliser la perspective de la mort imminente. Elle vient plutôt neutraliser le trauma et humaniser l’épreuve qui vient de s’imposer à M. Dupont, installant en lui une ouverture et un consentement, une réconciliation avec un sort cruel. Dès lors, le « rire » semble rejoindre la finalité du « philosopher » chez Montaigne : l’enjeu, ici aussi, « c’est apprendre à mourir » (1580, chap. 19).

 

Entre rire jaune et humour noir

La séparation entre l’humour et la mort est peut-être moins tranchée qu’on le croit. En effet, plutôt que de les opposer comme on oppose la gaieté et l’affliction, on gagnerait assurément à observer ce qui rapproche ces deux notions. Pour ce faire, il faut aller au-delà du sens que les dictionnaires confèrent généralement au mot humour. Selon Le Petit Robert de la langue française par exemple, celui-ci désigne une « forme d’esprit qui consiste à présenter la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites ». Or, si le caractère « insolite » de la mort se conçoit aisément – pensons à la série de docufiction 1000 Ways to Die diffusée sur le réseau américain Spike de 2008 à 2012 et dont le propos consistait à recréer des incidents survenus dans la vie réelle et présentant, malgré leur issue tragique, un aspect divertissant – le côté « plaisant » se laisse, pour sa part, plus difficilement appréhender. On pourrait lui préférer l’idée d’une « sérénité » ou d’une « posture » à retrouver, car c’est bien de cela qu’il s’agit au fond : l’humour vient redonner calme et contenance quand la mort – surtout « en seconde et en première personne » pour reprendre la distinction de Jankélévitch (1992, p. 24-35) – menace de tout désintégrer.

 

Comme l’a écrit Freud :

 

Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher […]. L’humour ne se résigne pas, il défie, il implique non seulement le triomphe du moi, mais encore du principe de plaisir qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit de conditions extérieures défavorables.

 

Freud, 1971[1905], p. 208-209

Le mécanisme défensif sous-jacent est identique à celui de la survie, comme on le voit dans le documentaire de Ferne Pearlstein, The Last Laugh (2016), où divers intervenants tels Mel Brooks, Sarah Silverman, de même que des survivants de l’Holocauste, discutent de l’importance de l’humour dans les camps de concentration nazis. Plaisanter lorsque tout prête à pleurer revient alors à présenter la réalité de manière à rester serein et refuser de perdre pied. Plaisanter ne permet pas d’échapper à la mort, mais de composer avec elle. Comme le dit Rob Reiner dans le film : « L’Holocauste en soi n’est pas amusant. Il n’y a rien d’amusant à cela. Mais la survie et ce que cela prend pour survivre, il peut y avoir de l’humour là-dedans[1]. »

 

La langue offre depuis longtemps de nombreux moyens de rapprocher humour et mort. L’expression « rire jaune », attestée depuis le XVIIe siècle, renvoie à un « rire forcé, qui dissimule mal le dépit ou la gêne » selon Le Petit Robert de la langue française. Le rire peut donc servir à explorer le malaise et le mal-être plutôt qu’à uniquement émerger d’une situation jugée réjouissante ou drôle. Une multitude d’expressions populaires – Martine Courtois en a répertorié plusieurs dans Les mots de la mort – traduisent la tendance solidement enracinée chez l’être humain à nommer la mort de façon imagée et souvent pleine d’esprit. Pensons aux expressions « prendre une infusion de gravier sucrée avec un jus de pioche », « labourer la terre avec son dos », « dormir sous les draps verts » ou « voir les pissenlits pousser par la racine » (Courtois, 1991, p. 290-291), pour n’en citer que quelques-unes. Mais c’est certainement l’expression « humour noir » – les anglophones disent aussi gallows humor, c’est-à-dire « humour de potence » – qui traduit le mieux la disposition d’esprit qui porte à rapprocher le rire et la mort. Ici, c’est au poète surréaliste André Breton qu’il faut remonter : à partir d’une expression utilisée par l’écrivain J.-K. Huysmans en 1885 (Breton, 2002, p. 189) et en se basant sur les travaux de Hegel et de Freud, Breton a compilé en 1939 sa fameuse Anthologie de l’humour noir. Un assortiment d’exemples puisés dans les oeuvres de Jonathan Swift (« le véritable initiateur »), Sade, Nietzsche, Kafka et plusieurs autres lui sert à présenter l’humour noir comme « l’ennemi mortel de la sentimentalité » (Breton, 2002, p. 16). Subversif et libérateur, l’humour noir entraîne un jeu irrévérencieux avec l’inacceptable, en même temps qu’une vision désacralisée, « désidéalisée » (Evrard, 2010, p. 545) de l’existence. Par lui, on ne domine peut-être pas la mort car elle a infailliblement le dernier mot, mais on se domine soi-même face à elle. On apporte une réponse à la « défaite du sens » (Fauconnier, 2008, p. 73).

 

L’humour palliatif

En plus de ses valeurs défensives et transgressives, l’humour peut aussi s’avérer palliatif. Plusieurs chercheurs s’intéressent à cette thématique et ont examiné comment l’humour peut aider à accepter la mort et contribuer à la démarche d’accompagnement en fin de vie (voir les références présentées à la suite de ce texte). Les auteurs d’une revue de littérature récente (Cuervo Pinna et al., 2018) ont repéré 34 articles qui présentent la fonction de l’humour dans un contexte de soins palliatifs, avant et après le diagnostic de maladie terminale ou qui décrivent comment s’en servir et dans quelles circonstances s’abstenir d’y recourir. Ces articles couvrent la période 1989 à 2014 et la méthodologie privilégiée par les chercheurs est surtout qualitative. Les recherches qui sont présentées ont été menées en Europe, en Amérique du Nord et du Sud ainsi qu’en Afrique, en Australie et en Nouvelle-Zélande, ce qui confirme l’intérêt que suscite cette thématique dans des contextes culturels diversifiés.

 

Le témoignage des accompagnants à cet égard est éloquent. On en trouve un exemple dans le sondage effectué par les chercheurs canadiens Claxton-Oldfield et Bhatt (2017) auprès de 32 bénévoles qui font de l’accompagnement en soins palliatifs à l’hôpital, dans des centres de soins prolongés ou à domicile. Plus de 40 % d’entre eux considèrent que l’humour joue un rôle « très important » lors de leurs interactions avec des personnes en fin de vie. Certes, le rire et l’humour ne sont pas une panacée et ils ne feront pas disparaître la douleur et la souffrance en contexte de fin de la vie. Ils peuvent cependant porter un message d’affection, vivifier la relation entre l’accompagnant et l’accompagné et contribuer à leur qualité de vie dans les milieux de soin.

 

Refuser l’humour dans l’espace public?

L’humour a-t-il aussi sa place dans l’espace public? Dans nos sociétés, est-ce risquer la mort que de se servir de l’humour pour véhiculer un message controversé? L’humour peut être la source de réactions extrêmes pouvant mener à la violence et au meurtre. L’exemple des caricatures du prophète Mahomet publiées par l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo et de la fusillade du 7 janvier 2015 qui a entraîné l’assassinat de onze personnes, dont huit membres de la rédaction du journal, révèle que la raillerie, l’ironie et la satire ne sont guère appréciées lorsqu’elles s’attaquent à des sujets porteurs de valeurs considérées comme absolues.

 

C’est justement dans la foulée de l’attentat contre Charlie Hebdo qu’est née l’idée du présent numéro. Nous avons cherché à savoir, plus d’un an après la tuerie, si les relations entre ces deux ordres, mort et humour, s’en étaient trouvées modifiées. Nous avons organisé, dans cet esprit, le colloque L’humour et la mort : points de rencontre, point de conflits[2], duquel sont issues la plupart des contributions réunies ici.

 

Les articles de ce numéro

Conformément à l’interdisciplinarité qui caractérise les travaux de Frontières, nous proposons une analyse multidimensionnelle destinée à montrer comment s’articulent les enjeux de la mort par rapport à ceux entourant la liberté d’expression et ses limites. Les sept articles qui suivent empruntent différentes optiques : la philosophie, les soins palliatifs, la fiction (bande dessinée, cinéma, littérature) et l’art contemporain.

 

Dans le premier article, Jérôme Cotte s’interroge sur les liens entre l’éthique, la souffrance et le rire. S’appuyant sur la pensée du philosophe allemand Theodor W. Adorno (1903-1969), il dégage deux tendances opposées : « l’humour bête » et « l’humour éthique ». Le premier cas désigne un humour « frelaté », c’est-à-dire faussement subversif et d’aucune utilité pour affronter la maladie, la souffrance ou la mort. Cet « humour bête » va de la gaîté superficielle que répand l’industrie du divertissement au rire négatif et humiliant que propagent les tenants de l’« humour polémique ». L’« humour éthique », au contraire, aide à trouver le courage et la force de surmonter la souffrance. Pour mieux cerner la sensibilité propre à cette seconde tendance, Cotte examine la figure de l’« idiot-dissident » et cite le cas de Sol, le célèbre personnage de clown-clochard inventé par Marc Favreau (1929-2005).

 

Florence Vinit et Guillaume Mortamet s’intéressent eux aussi à une figure clownesque dans leur article : le clown thérapeutique. Également appelé « hôpiclown » ou « clown docteur », celui-ci intervient dans les établissements de santé depuis les années 1980. Sa présence auprès des enfants malades peut sembler plus justifiée que celle au chevet des aînés des centres d’hébergement ou même des mourants. C’est pourquoi nos deux collaborateurs ont voulu s’interroger sur la pratique thérapeutique clownesque en contexte de fin de vie et, plus globalement, sur l’usage de l’humour dans un environnement de grande souffrance physique et psychique. Vinit et Mortamet montrent que le clown d’hôpital remplit plusieurs fonctions. Il crée un espace ludique servant de joyeuse alternative à l’écrasante réalité de la maladie. Il fait naître une complicité de groupe (familial ou soignant) avant la séparation. Il déclenche un rire qui transgresse les interdits imposés par la maladie, un rire libérateur puisqu’il aide le patient et ses proches à se décharger de la colère liée à l’impuissance devant la mort. Rappelant l’archétype du trickster, le clown d’hôpital est somme toute un médiateur, car il aide à « habiter les seuils » (vie/mort, joie/peine, gravité/légèreté, sens/absurdité, etc.) et à réaliser à quel point le patient en fin de vie se sent parfois plus « vivant » qu’une personne bien-portante.

 

Dans le troisième article, Joseph Josy Lévy se tourne vers une autre représentation archétypale : celle de la Grande Faucheuse. À partir d’exemples empruntés au cinéma (le sketch du film Monty Python’s The Meaning of Life), à la bande dessinée (La Petite Mort de Davy Mourier) et d’échantillon de dessins humoristiques prélevés sur Internet, Lévy explore la réinterprétation humoristique dont cette allégorie a fait l’objet au cours des dernières années. Attentif aux thèmes, aux images, au lexique, aux jeux de mots, aux glissements sémantiques ainsi qu’à d’autres procédés comiques du même ordre, Lévy montre que la Grande Faucheuse a subi un traitement humoristique qui reprend les principales stratégies déployées dans ce domaine pour désamorcer les affects anxiogènes. Ainsi dédramatisée, la Mort se retrouve empêtrée dans les préoccupations du quotidien, comme n’importe quel être humain.

 

L’humour s’assombrit dans le quatrième article. S’inspirant des travaux de Freud, Jean-François Fournier se penche sur les mécanismes ludiques de l’humour noir dans des films présentant des morts violentes mais sur un mode désinvolte. Six réalisateurs retiennent son attention : les frères Ethan et Joel Coen, Quentin Tarantino, Anders Thomas Jensen, Jean-Pierre Jeunet et Olias Barco. Fournier montre que leurs films installent un « jeu-à-la-mort » sans rapport ému ni tension tragique vis-à-vis de la mort. Une positivité d’ethos et un plaisir jubilatoire résultent paradoxalement du « simulacre de mort ».

 

La pensée freudienne sert aussi de cadre théorique à Frédéric Mazières, qui étudie, dans le cinquième article, l’humour pervers nécrophile dans l’oeuvre du Marquis de Sade (1740-1841). Selon Mazières, quatre types de pratiques sont représentés : le coït avec un cadavre, le nécrosadisme (ou mutilation du cadavre), la nécrophagie et la nécrophilie fétichiste. Cette forme extrême d’humour à laquelle s’adonnait Sade peut autant se révéler thérapeutique que pathogène.

 

Voilà qui nous ramène à la question initiale : peut-on vraiment, et sans danger, rire de tout? Dans l’avant-dernier article, Patrick Bergeron examine deux romans récents où la figure d’Adolf Hitler est convoquée dans une visée satirique : Il est de retour de Timur Vermes et Dolfi et Marilyn de François Saintonge. Les moqueries dirigées contre le Führer ne sont pas un phénomène nouveau puisqu’elles étaient déjà employées dans les années 1940 à des fins de propagande antinazie. L’esprit dans lequel la figure d’Hitler prête aujourd’hui à rire a pour sa part beaucoup changé : à force d’humaniser ou de banaliser le dictateur nazi et de faire abstraction de la Shoah, nous assistons à une décontextualisation qui paraît d’autant plus préoccupante qu’elle coïncide avec une remontée des idéologies d’extrême droite dans plusieurs pays occidentaux. En situant leur action dans le monde contemporain (Vermes) ou dans un avenir rapproché (Saintonge), les deux romans analysés par Bergeron montrent qu’à toutes fins pratiques, faire rire et faire réfléchir restent indissociables.

 

C’est sur « l’art de rire de tout » que se clôt notre dossier. Gaëtan Deso se tourne vers l’oeuvre d’Andreas Dettloff (1963-), artiste plasticien originaire d’Allemagne et installé en Polynésie française. Sa série dite des Crânes, entamée en 1993, procède à un détournement humoristique de la mort afin de bousculer le spectateur dans ses repères culturels et l’amener à penser autrement. En résulte un appel au dialogue et au rapprochement.

 

Que ce soit dans l’imaginaire, dans l’espace public ou dans les milieux de soins, l’humour et la mort peuvent donc devenir des vecteurs de rencontre plutôt que de conflits. Bon nombre d’écrivains, de philosophes, de cinéastes et d’artistes n’ont cessé de les rapprocher afin d’emmener le lecteur ou le spectateur aux limites de ce qu’ils peuvent supporter. Manier l’humour est un art qui requiert du doigté en contexte d’accompagnement de fin de la vie. Sur la place publique, c’est un art qui nourrit la vie lorsqu’il nous aiguillonne et nous incite à réexaminer constamment nos choix de société.

 

Parties annexes

Notes

[1]« The Holocaust itself is not funny. There is nothing funny about it. But survival and what it takes to survive, there can be humor in that. » (Nous traduisons.)

[2]Ce colloque eut lieu le 9 mai 2016 dans le cadre du 84e congrès de l’ACFAS tenu à l’Université du Québec à Montréal.

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ésumé

L’humour peut avoir une multitude de fonctions et de définitions. Il provoque aussi des rires ou des sourires de toutes sortes. Dans cet article, l’auteur rend compte non pas de l’humour et du rire, mais plutôt de deux tendances précises qu’ils peuvent prendre. D’abord, le rire bête est celui qui favorise l’oubli de notre finitude, de notre fragilité, de la mort. En donnant l’impression frauduleuse de triompher sur la misère, il célèbre plutôt la vie mutilée et participe au renforcement de l’harmonie illusoire de la société. Pourtant, le rire peut aussi faire de la souffrance, de la mort et des situations pénibles une force émancipatrice. Cette deuxième approche est associée à ce que nous appelons « l’humour éthique ».

 

Mots-clés : Humour, rire, mort, éthique, souffrance, Adorno

Abstract

Humor can have a multitude of functions and definitions. It also causes laughters or smiles of all kinds. In this article, the author does not pretend to report on humor and laughter as such, but on two specific trends that they can follow. First of all, stupid laughter is the one that fosters the forgetting of our finitude, our fragility, of death. By giving the fraudulent impression of triumph over misery, it celebrates mutilated life and participates in the strengthening of the illusory harmony of society. Yet, laughter can also approach suffering, death and painful situations as an emancipatory force. This second approach is associated with what we call "ethical humor".

 

Keywords: Humor, laughter, death, ethics, suffering, Adorno

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Le philosophe Thomas De Koninck associe l’humour aux mots latins humus et humilis qui signifient « terre », « qui reste à terre, qui ne s’élève pas de terre », « qui est né de la terre » (De Koninck, 2010, p. 234). L’humour aurait un lien avec le monde sensible, avec notre matérialité, notre corps, notre humanité. Ensuite, De Koninck le rapproche des mots humo, humatio et inhumare qui réfèrent au fait d’enterrer les morts, de mettre en terre, d’inhumer (De Koninck, 2010, p. 234). L’humour oscille entre, d’un côté, la vie, la lumière, la naissance, la régénération, ce qui pousse et croît et, d’un autre côté, la finitude, le déclin, la maladie, la souffrance, l’obscurité. En fait, la promiscuité avec la mort peut se retrouver au coeur même d’un humour qui appelle à investir davantage notre rapport collectif et individuel à la vie. Ce sens particulier de l’humour peut faire de notre fragilité commune et des situations pénibles une force éthique. Afin de voir comment cet humour peut se déployer, nous présenterons la figure de l’idiot-dissident. Cette posture humoristique ouvre le sens et les possibles lorsque l’état difficile des choses semble insurmontable. Par la suite, nous expliciterons le rapport qu’entretient l’humour avec l’éthique et la souffrance en nous appuyant sur la pensée d’Adorno. Pour en faire l’illustration, nous mobiliserons l’humour moderne de Beckett ainsi que celui, plus contemporain, de Marc Favreau (Sol). Nous commencerons toutefois par une courte présentation de ce que l’humour éthique n’est pas : le rire bête qui se répand avec l’expansion massive de l’industrie culturelle au 20e et au 21e siècle. Celui-ci, nous le verrons, favorise l’oubli de notre fragilité et renforce les idéologies dominantes qui enserrent la vie.

 

L’humour bête : la maladie, la mort et la fragilité voilées par les impératifs idéologiques

L’humour contemporain semble de plus en plus frelaté, c’est-à-dire qu’il n’arrive plus à se jouer de l’ordre ordinaire des choses. En se conformant à ce qui est déjà, il se présente rarement comme une force permettant de mieux faire face à la souffrance, aux situations difficiles et à la mort. Plus encore, c’est la mort de l’humour lui-même qui est annoncée sur plusieurs plans. Pensons, entre autres, à Gilles Lipovetsky et à la désubstantialisation du rire au sein de nos sociétés humoristiques (Lipovetsky, 1983, p. 202), à Georges Minois qui conclue son ouvrage Histoire du rire et de la dérision en alliant sa voix aux auteurs du 20e siècle qui étudient l’humour « comme s’ils se penchaient au chevet d’un mourant » (Minois, 2000, p. 565) ou encore à François L’Yvonnet qui tire à boulets rouges sur « l’intégrisme de la rigolade » et sur les « néo-humoristes » sans humour de l’industrie du divertissement (L’Yvonnet, 2012, p. 29). Cela dit, la critique du philosophe allemand Theodor Adorno, très rarement évoquée dans les écrits sur l’humour, arrive plus tôt et reste remarquablement pertinente. Selon lui, l’art et le rire ne peuvent pas célébrer la société telle qu’elle est. L’humour strictement gai de l’industrie du divertissement commet « une injustice à l’égard des morts, de la souffrance accumulée et muette » (Adorno, 2011b, p. 67). L’humour devrait plutôt s’accompagner d’une conscience aigüe de la vie malade, de l’ordre mortifère de la société. Si, comme le veut Bergson, nous rions lorsque la mobilité de la vie se fige ou se raidit (Bergson, 1964, p. 22), l’humour devrait se moquer de la réification de l’existence au sein du capitalisme tardif. La gaieté naïve de l’humour dominant fait tout le contraire. Dans ses notes préparatoires à un essai sur la pièce Fin de partie de Beckett, Adorno écrit ce fragment énigmatique : « Ce qui est advenu de l’humour est un résidu d’humour » (Adorno, 1994, p. 25). Dans La dialectique de la Raison, publié en 1944 avec Max Horkheimer, Adorno élabore cette idée en mettant en évidence l’appropriation du rire par l’industrie culturelle. Celle-ci a pour principale fonction de rendre acceptable ou de renforcer la domination. L’humour ne serait plus qu’« une piqûre de vitamines pour hommes d’affaires fatigués » (Adorno, 1984, p. 430), « un bain vivifiant que l’industrie du divertissement prescrit continuellement » (Adorno et Horkheimer, 1974, p. 208).

 

Le vocabulaire relatif à la médicamentation et à la santé n’est pas choisi au hasard. Surtout cité pour avoir vu dans l’éclat du rire une attente de l’entendement qui est réduite à néant, Kant précise aussi que la rigolade a une « influence bienfaisante pour la santé » (Kant, 1995, p. 320). Le rire de Démocrite fait aussi référence à cette idée dès l’Antiquité. Ses concitoyens, inquiétés par son rire intarissable à l’égard des choses qu’ils considèrent importantes et graves (le rapport à la mort, aux maladies, aux affaires de la cité), font venir le médecin Hippocrate pour diagnostiquer celui qui semble avoir perdu la raison. Démocrite, dont « les poumons […] tremblaient d’un rire continuel » (Juvénal cité dans Hankinson, 2000, p. 192), déclare alors ceci à Hippocrate : « tu ignores pourquoi je ris; quand tu le sauras, je suis sûr qu’avec mon rire tu rapporteras dans tes bagages, pour le bien de la patrie comme pour le tien, une médecine plus efficace que ton ambassade » (Hippocrate, 1989, p. 81). Hippocrate se rend compte un peu plus tard que le présumé fou est tout à fait sain d’esprit. Ce qui est considéré comme normal et sensé par la majorité (la cupidité, l’exploitation, le fait de se déclarer heureux alors qu’on ne l’est pas, etc.) n’a en définitive rien de raisonnable. Plus encore, c’est le rire de Démocrite qui pourrait être une sorte d’ellébore, cette étrange panacée, ce remède universel.

 

Dans Minima moralia, Adorno discute aussi d’un rire associé à un remède. Toute la rigidité de la société se révèle négativement dans les fantaisies du fou, par le regard oblique qu’il pose sur la réalité. Le fou permet de voir les maux de la société afin de pouvoir éventuellement les surmonter.

 

La dialectique ne saurait accepter tels quels des concepts comme « sain » et « malade », ni même les concepts de rationnel et d’irrationnel qui leur sont apparentés. Une fois qu’elle sait que l’Universel dominant et les proportions qui sont les siennes, sont malades […] alors ce qui se présente précisément comme malade, aberrant, paranoïde et même complètement « fou », au regard des critères de cet ordre dominant, c’est pour elle le seul germe de guérison. Maintenant comme, au Moyen Âge, le bouffon à son seigneur, seul le « fou » dit à la domination sa vérité.

 

Adorno, 2003b, p. 99

Rares sont les humoristes qui conservent les traits de la folie qui dit à la domination sa vérité. Le tintement des « clochettes de la marotte du fou » est devenu celui « du trousseau de clés de la raison capitaliste » (Adorno et Horkheimer, 1974, p. 211).

 

Cet humour cadre parfaitement avec l’ordre universel dominant même lorsqu’il prétend se détacher du monde de la consommation, même quand il lance des messages trop évidents d’espoir, à la manière d’un baume faussement consolateur. Dans un de ses numéros, l’humoriste Jérémy Demay nous dit, sur un fond de musique sentimentale et en lançant quelques blagues, qu’il faut reconnaître à quel point l’« ici et maintenant » est merveilleux, qu’il faut simplement accepter ce qui est en disant « oui », que le bonheur est, finalement, une responsabilité individuelle puisqu’il ne vient que de l’intérieur. L’ego serait le seul obstacle au bonheur[1]. Ce que Jérémy Demay dit explicitement est sous-entendu lorsque l’humour devient une exhortation forcée à la bonne humeur dans la misère objective actuelle.

 

Le rire sonore, unanime ou joyeux n’est pas une condition sine qua non de l’humour. L’humour qui sonne faux peut favoriser l’acceptation de ce qui mutile la vie : « Le rire rasséréné est comme l’écho d’une fuite devant le pouvoir, le rire mauvais vainc la peur en capitulant devant les instances qu’il faut craindre. Il est l’écho du pouvoir comme force inéluctable. » (Adorno et Horkheimer, 1974, p. 208) L’humour, en ce sens, peut donner l’illusion d’avoir vaincu ce qui fait peur, ce qui nous angoisse : l’exclusion, la violence, la misère, la maladie, la mort, l’inconnu. Le philosophe Yves Cusset tient des propos similaires. L’industrie du rire est pour lui « un divertissement hallucinogène, opium du peuple qui sert de cache-misère au vide, au désoeuvrement, et plus encore à l’injustice » (Cusset, 2011, p. 52). Cette usurpation idéologique du rire aiderait surtout à nous rendre « plus frais et dispos pour la triste soumission à l’agenda provisionnel de notre existence » (Cusset, 2011, p. 53). Selon Cusset, en se faisant complice de l’ordre social établi, l’humour favorise l’oubli de notre fragilité, de notre mortalité et de tout ce qui devrait nous inciter à nous investir, à nous engager dans la vie. L’idéologie a tout avantage à promouvoir cet humour frelaté puisque, comme le dit Cusset, « le sérieux des rapports sociaux policés ne peut pas raisonnablement résister très longtemps à la révélation de notre finitude » (Cusset, 2011, p. 59). En un mot, l’humour huile la machine sociale où la vie ne se vit presque plus. La « gaieté de commande » (Adorno, 1984, p. 432), pour reprendre l’expression d’Adorno, nous pousse à répéter ces tristes expressions : « tant pis », « c’est la vie » (Adorno, 1984, p. 433) ou encore, « mieux vaut en rire ».

 

L’humour polémique : la fausse subversion et la honte

Dans le contexte actuel, une objection évidente pourrait être soulevée : plusieurs humoristes polémiques choquent réellement par leurs propos irrévérencieux et sans scrupules. Une certaine tendance de l’humour consisterait à alimenter régulièrement des controverses futiles en vouant une sorte de dogme au politiquement incorrect au nom de la liberté d’expression des voix dominantes (la liberté de railler bêtement et publiquement les minorités, les plus faibles socialement). La volonté de choquer pour le simple plaisir de choquer prend ainsi une place démesurée[2], au grand détriment de la force émancipatrice que peut avoir l’humour. Ce maintien rigide des « libertés » acquises par certains groupes se fait souvent au détriment de la libération potentielle des autres. L’humour polémique, par le mépris à peine voilé qui l’accompagne souvent, peut provoquer l’antipode du rire : la honte. Celle-ci, comme l’observe Léonid Karassev, est aussi difficile à contrôler qu’un accès de rire, elle est « une mort provisoire, le refus de communiquer, une tentative de s’enfermer. Par contre, le rire est destiné à être vu et entendu » (Karassev, 1993, p. 111). Les rires moqueurs peuvent être véritablement humiliants et imposer le silence. Il est juste en ce sens de dire que l’on peut autant « éclater de rire » qu’« imploser de honte », « mourir de rire » ou « mourir de honte ». La crainte de critiquer l’humour bête par peur de représailles (se faire accuser avec condescendance de ne pas avoir le sens de l’humour ou feindre l’amusement devant une blague de notre supérieur) peut aussi produire des rires forcés, à mi-chemin entre la rigolade et le repli sur soi. Comme le remarque Paul Yonnet, « dans une assemblée de riants, rien n’est moins facile que de conserver la liberté de ne pas rire. […] Il faut prendre le risque de s’isoler du groupe en rompant son homogénéité » (Yonnet cité dans Minois, 2000, p. 575). Réitérer sans cesse des stéréotypes dépréciateurs sous le couvert de l’humour n’exprime pas une libération, mais favorise l’enfermement.

 

Les réserves à l’égard de l’humour polémique qui engendre la honte ressemblent à celles qu’Adorno soulève par rapport à ceux qui rient trop naïvement du fascisme :

 

[…] les comédies sur le fascisme se sont rendues complices de ce cliché intellectuel bien léger : le fascisme serait battu d’avance parce que le gros des bataillons de l’histoire universelle serait contre lui. La position de vainqueur est celle qui convient le moins aux adversaires des fascistes, qui ont le devoir de ne ressembler en rien à ceux qui se retranchent dans cette position. Les forces de l’histoire qui ont engendré l’horreur viennent de la structure même de la société. Elles ne sont pas superficielles, et beaucoup trop puissantes pour que quiconque puisse les affronter comme s’il avait derrière lui l’histoire universelle.

 

Adorno, 1984, p. 434

Bien qu’il soit possible de trouver des manières de rire face à l’horreur et au fascisme[3], l’humour polémique, en insistant autant sur sa prétention hautaine de savoir rire de tout, semble s’accorder le genre de position triomphante que refuse d’adopter Adorno : la position parfaitement éclairée, dorénavant libre de tout préjugé méprisant, de toute connivence consciente ou inconsciente avec la brutalité. Comme si l’égalité était déjà là et qu’il ne restait plus qu’à la défendre, comme si toutes les voix jouissaient effectivement d’une même liberté d’expression. La négation faite par l’humour polémique contemporain ressemble surtout à un simple déni des dynamiques réelles de la domination (des humoristes de différents horizons suivent parfois cette tendance : Mike Ward, Guy Nantel, Louis Morissette avec sa peur de voir l’étau se resserrer suite aux critiques concernant le blackface[4] et, l’exemple le plus fort de notre temps, Dieudonné). En outre, il est intéressant de voir que la honte provoquée par l’humour polémique peut retentir non seulement chez les cibles du rire, mais aussi chez chacun de nous. Nous pouvons ressentir la honte de vivre dans une société où le fascisme est toujours actualisable et où nous nous sentons bien impuissants face aux souffrances sociales qui persistent. Cette honte, comme le souligne Gilles Deleuze, peut être éprouvée « dans des circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité de pensée, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant des propos de « bons vivants ». C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie » (Deleuze, 1991, p. 233). La honte, cette mort provisoire évoquée plus tôt, peut aussi devenir un motif puissant de l’humour éthique : rire pour ne pas sombrer complètement, pour ne pas se résigner, pour continuer, pour que notre fragilité commune ne soit pas niée bêtement, mais qu’elle devienne une force éthique. Si, comme le dit Adorno, l’intransigeance du rire polémique n’a plus aucun souci pour le concept de réconciliation qui s’attachait autrefois à l’humour (Adorno, 1984, p. 433), l’humour éthique, quant à lui, y est toujours sensible.

 

L’idiot-dissident : l’ouverture du sens contre l’ordre mortifère

S’attacher à la réconciliation et à l’humour éthique ne revient pas à adhérer à un utopisme naïf. L’appel à la réconciliation doit plutôt être compris comme une sensibilité à l’égard des contradictions individuelles et sociales qui génèrent la souffrance. Il s’agit d’un désir bien senti de les surmonter sans pour autant avoir l’assurance d’y parvenir ou de trouver de solution définitive. La figure de l’idiot-dissident permet de mieux cerner cette sensibilité propre à l’humour éthique. D’abord, le Comité de rédaction des Cahiers de l’idiotie revendique cette posture intellectuelle : « l’idiotie, en tant qu’elle est un certain regard sur le monde, génère aussi une forme de connaissance, mais une connaissance qui ne préjuge pas du sens du réel, plus encore, qui ne préjuge pas que le réel a un sens ou serait doublé par un sens qui le dépasse » (Couture et al., 2010, p. 7). Contrairement à la bêtise qui réitère tout ce qui est déjà connu et qui clôture la vie en fonction du sens commun dominant, l’idiot est très sensible à la différence, à ce qui détonne. Il « n’arrive pas à savoir ce que tout le monde sait et nie modestement ce que tout le monde est censé reconnaître » (Deleuze, 1968, p. 171). L’idiot entretient une certaine ressemblance avec la personne naïve qui, selon Kant, provoque le rire lorsqu’elle fait, sans le vouloir vraiment, quelque chose qui contraste avec le monde des habitudes, avec la manière ordinaire de penser (Kant, 1995, p. 323). La naïveté et l’idiotie ne cadrent pas dans ce qui est normalement reconnu. Elles s’apparentent ainsi à la spontanéité « dont tout dépendrait » (Adorno, 2011a, p. 34), c’est-à-dire à la capacité de se laisser affecter par ce qui excède notre compréhension ordinaire du monde, par ce qui n’est pas déjà conceptualisé ou assimilé à tort par un concept. L’idiot, en d’autres mots, refuse d’emboîter aveuglément le pas d’une pensée close qui englobe tout. La pensée de l’humoriste ne se fige pas, elle entretient de l’ouverture et du jeu en elle-même.

 

La dissidence vient compléter la posture de l’idiotie en insistant davantage sur l’ancrage social propre à l’humour éthique. Comme le veut la célèbre formule de Freud, « l’humour n’est pas résigné, il défie » (Freud, 1993, p. 324). La dissidence est ce qui pousse l’humoriste à ne pas nier simplement la culture de son temps, mais plutôt à vouloir déceler ce qui, en elle, bloque des possibilités libératrices réalisables. Catherine Naugrette, en soutenant comme Adorno que l’art et le rire ne peuvent plus être strictement gais, favorise en ce sens un humour critique qui met « à jour, à travers la plaisanterie, non pas le refus moqueur et le déni du réel mais la claire conscience de la misère du monde » (Naugrette, 2004, p. 59). Cet aspect de l’humour éthique fait penser à ce que dit Adorno du dissident : « l’imagination exacte du dissident peut voir plus que mille yeux auxquels on a mis les lunettes roses de l’unité » (Adorno, 2003a, p. 63). L’imagination exacte de l’humoriste dissident consiste à imaginer de nouvelles manières de nommer les choses, à fabriquer des visions inédites du monde. Toutefois, elle doit bien être exacte, elle ne peut pas aller dans tous les sens. Comme le remarquait déjà Hegel, l’humoriste qui nie abstraitement la réalité en misant uniquement sur l’exubérance de sa subjectivité a quelque chose d’intéressant, mais devient vite ennuyant (Hegel, 1996, p. 218). Il doit atteindre la plus haute liberté subjective tout en restant sensible à l’état de la société.

 

Sans mobiliser un discours conceptuel comme celui de la philosophie, l’humoriste laisse son imagination se faire guider par ce qui cloche, par ce qui ne va pas. Il peut y arriver par l’approche mimétique de la souffrance. Non pas par la photographie ou la simple imitation du monde en ruine, mais plutôt par la production d’une image négative de « l’objectivité devenue ténèbres » (Adorno, 2011b, p. 39). Par exemple, les pièces de Beckett, en présentant des personnages clownesques estropiés, devenus des résidus d’être humain, arrivent bien à se moquer de l’absurdité de nos relations sociales, de nos manières de vivre ensemble, de l’état de la société. L’étrangeté de ce rire est provoquée par un univers symbolique d’où jaillit « un nouveau monde d’images, à la fois sinistre et riche [qui] est l’empreinte, le négatif du monde administré » (Adorno, 2011b, p. 55-56). Ces pièces « sauvent l’humour » (Adorno, 1984, p. 435), elles marquent une forme de résistance en exposant la souffrance qui est enfouie dans l’harmonie illusoire de la société plutôt qu’en la niant abstraitement. Cette résistance dans l’humour de Beckett conduit « vers un minimum vital » nous permettant d’espérer encore survivre à la catastrophe actuelle (Adorno, 1984, p. 435). Le noir et le gris de l’humour de Beckett « constituent négativement l’apothéose des couleurs », il pose un voile sombre – mais tout de même un peu translucide – sur les lueurs de l’utopie (Adorno, 2011b, p. 192). L’humoriste dissident entrevoit ainsi des possibilités qui brillent discrètement au fond de ce qui est sombre, étouffant, funeste. L’éclat de l’humour éthique chatoie à même l’obscurité, la souffrance et la mort. Il ne chasse pas la nuit, mais fait miroiter des possibilités libératrices à partir d’elle. Il apparaît à même la vie mutilée, à même les puissances de la mort, les frissons de terreur, les sentiments de honte. À partir d’ici, certains points méritent d’être éclaircis. Comment parler de possibilités libératrices sans non plus prétendre qu’elles se réaliseront nécessairement? Pourquoi utiliser le qualificatif « éthique »? La figure de l’idiot-dissident doit effectivement être associée plus explicitement à une exigence éthique. Il faut aussi préciser comment l’humour peut être une force ou une énergie vitale.

 

L’humour, l’éthique, la souffrance

La dialectique négative d’Adorno donne à l’humour éthique son souffle contre le primat de l’identité. Elle conteste la pensée idéaliste qui s’assure de dominer toutes les différences, de maîtriser le nouveau aussitôt qu’il fait irruption, comme si nous avions a priori tout ce qu’il faut pour venir à bout des contradictions. La pensée traditionnelle qui agit ainsi enferme le monde dans des représentations figées qui pérennisent l’ordre actuel des choses, qui épuisent les possibles en fonction de ce qui est déjà. Pour y échapper, la pensée et l’humour doivent plutôt développer une sensibilité pour ce qui excède ces représentations :

 

Le cours du monde n’est pas absolument fermé, ni le désespoir absolu; c’est plutôt ce désespoir qui constitue sa fermeture. Si fragile que soit en lui toute trace de l’autre, si défiguré que soit tout bonheur parce que révocable, l’étant est néanmoins, dans les fragments qui s’inscrivent en faux contre l’identité, traversé par les promesses de cet Autre constamment trahies.

 

Adorno, 2003a, p. 487

Il est toujours possible, pour Adorno, d’échapper à la réification totale. Même que des possibilités libératrices sont tout à fait réalisables compte tenu de l’état avancé des moyens de production, mais elles restent bloquées[5] par le maintien idéologique de la souffrance absurde, injustifiable rationnellement (la pauvreté, la faim, l’exploitation sont vues comme des faits naturels, avec la fatalité propre au mythe). En se présentant comme une nécessité forte, l’actualité referme le cours du monde sur lui-même et peut rendre légitimes les pires atrocités. Or, l’histoire récente impose un nouvel impératif catégorique : « penser et agir en sorte que Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive » (Adorno, 2003a, p. 442). Tout comme Kant, Adorno précise que cet impératif ne peut être saisi avec assurance par la pensée humaine, mais, contrairement à Kant, il le matérialise. C’est du corps que surgit l’appel éthique. Le moment somatique de la souffrance « annonce à la connaissance que la souffrance ne doit pas être, que cela doit changer » (Adorno, 2003a, p. 247), qu’on ne doit pas détourner la pensée du monde de l’expérience. Tout n’est pas futile du moment où le sentiment empathique pour l’humain reste vivant. Cela doit converger « avec ce qui est critique, avec une praxis socialement transformatrice » (Adorno, 2003a, p. 247). Répondre à cette demande éthique consiste à penser et à agir pour montrer le caractère périssable, non nécessaire de cette souffrance, pour la supprimer ou l’atténuer sans « assigner aucune limite » (Adorno, 2003a, p. 247), mais sans non plus proposer de formules ou de modèles préfabriqués, sans dépeindre « positivement l’utopie » (Adorno, 2003a, p. 252), sans prétendre connaître à l’avance le contenu de l’utopie. Cette prise de conscience de la non-nécessité de la souffrance sociale est une promesse de bonheur contre le désespoir absolu. L’insistance du regard qui « ne veut pas que le monde perde toutes ses couleurs » (Adorno, 2003a, p. 488) arrive toujours à voir que l’objectivité ne peut être réduite à ce qui semble aller de soi; il perçoit toujours l’irréductibilité de quelques fragments, de quelques éclats lumineux qui chatoient dans le bloc qu’est devenue la société, qui échappent à la grisaille du « monde fongible de l’échange » (Adorno, 2003a, p. 488). Ces promesses d’un « ailleurs », d’une réalité différente, n’apparaissent que fugitivement au sein des impératifs économiques qui gouvernent généralement les pratiques sociales. Elles ne sont pas la norme, mais l’exception. En ce sens, elles n’assurent pas de relève. Elles sont brisées, trahies. Elles sont pourtant un minimum de vie ou de résistance qui s’inscrit en faux contre l’harmonie illusoire de la société réifiée.

 

La sensibilité de l’humour éthique cherche à renouer avec cette résistance. Trois points principaux nous permettent de croire que l’humour peut, en effet, être une telle force : son rapport paradoxal à la souffrance, sa capacité à nous soulager face à ce qui nous effraie sans toutefois nous y rendre indifférents et son aptitude à secouer ce qui semble immuable. D’abord, une des particularités de l’humour est d’arriver à s’approcher au plus près de ce qui est mal (Bergson, 1964, p. 98), de la cruauté (Adorno, 1996, p. 60), de l’absence de joie et de ce qui est malheureux (Beckett, 1968, p. 55) tout en conservant une capacité à amuser, tout en lançant un clin d’oeil « comme une petite lumière dans les ténèbres » (Escarpit, 1960, p. 74). L’humour n’exige donc pas tout à fait, comme le veut Bergson, « une anesthésie momentanée du coeur » (Bergson, 1964, p. 4). Les propos de Dominique Noguez appuient cette idée :

 

Le paradoxe de l’humour, c’est cette myopie volontaire, le fait d’être le nez sur les choses et, en même temps, cette faculté d’éloignement, de distance, cette façon d’adopter le point de vue de Sirius. Les deux à la fois. Le fait de ressentir tout avec une espèce d’hypersensibilité, mais de n’en laisser rien paraître. De faire toujours comme si de rien n’était. « Même pas mal! » dit sans cesse l’humoriste, même s’il a très mal.

 

Noguez, 2011, p. 162

En s’élevant au-dessus de la misère, en affichant un certain détachement face à l’ordre des choses, lorsqu’il semble dire, comme le veut Freud : « Je suis trop grand(iose) pour que cela me touche de façon pénible » (Freud, 1988, p. 408), l’humoriste vit et/ou expérimente cette misère, ces sentiments pénibles. Il nous les fait ressentir. Ensuite, cette expression humoristique de la souffrance permet de voir qu’elle n’a pas à être refoulée, qu’elle ne devrait pas autant nous effrayer ou rester impensée. L’attitude humoristique, selon Freud, « refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité [...] il montre [qu’elles] ne sont pour lui que matière à gain de plaisir » (Freud, 1993, p. 323). L’humour éthique permet dans une certaine mesure de défier la souffrance, d’y faire face, de retrouver un courage et une force face à ce qui nous écrase et nous accable. Finalement, cette énergie se trouve renforcée du fait que l’humour ébranle la vie réifiée, lui redonne un mouvement. Hegel est sans doute celui qui rend compte avec le plus d’acuité de cette force de l’humour : l’activité principale de l’humour « consiste à faire se décomposer et à dissoudre tout ce qui veut se rendre objectif et acquérir une ferme et stable figure d’effectivité [...] par la force de ses trouvailles subjectives, éclairs de pensée, idées adventices, et autres façons de voir bizarres et frappantes » (Hegel, 1996, p. 216-217). Avec ces trois traits et en s’alliant à un sentiment éthique, l’humour nous permet de nous laisser affecter par la souffrance tout en montrant qu’elle n’est pas éternelle, qu’elle doit ou devrait être surmontée. Trevor Griffiths résume cette idée en insistant sur le fait que l’humoriste ose exprimer l’indicible, il « ose voir [...] une sorte de vérité sur les gens, sur leur situation, sur ce qui leur fait mal ou peur, sur ce qui est difficile, et, par-dessus tout, sur ce qu’ils veulent. [...] Mais une vraie plaisanterie [...] doit libérer la volonté et le désir de changer la situation » (Griffiths cité dans Critchley, 2004, p. 17). Il reste à préciser que cette forme d’humour est rare, fugitive et, comme nous le disions plus tôt, elle n’assure pas de lendemains radieux.

 

Aussi sévère que la critique puisse l’être à l’égard de l’industrie du divertissement, elle n’est pas une condamnation sans appel. D’ailleurs, certains humoristes actuels échappent sans doute à ses filets et pourraient servir d’exemple pour l’humour éthique. Il reste qu’une des illustrations les plus frappantes, au Québec, se trouve toujours du côté de Sol, le célèbre clown de Marc Favreau dont le nom évoque le langage musical, la solitude, la terre, la lumière. Prenons pour exemple Le crépuscule des vieux, un numéro dans lequel il évoque ce qui cloche dans la manière d’accompagner les personnes âgées dans la société contemporaine. Seul sur scène avec son vieil « appartementaux » et sa poubelle, il nous raconte qu’ils sont bien, les vieux, puisqu’ils ne sont pas pressés, puisque personne ne les « attendresse ». Même que l’hiver, « on leur donne un beau petit foyer en décripitude ». À la fin du monologue, Sol est assis sur sa poubelle et nous dit que les vieux sont bien puisqu’ils n’ont personne pour les empêcher d’entendre leur « coeur se débattre tout seul », « ha oui, ils sont bien les vieux. Ils ont personne... Personne... Personne... » (Favreau, 2008). Lui-même fragile et les mains tremblotantes, il s’est fait semblable à une souffrance sociale absurde. Il la présente par la mimésis, un peu comme il en a été question plus tôt à propos de Beckett sans toutefois aller aussi loin dans l’absurde. Ce sens de l’humour éthique peut s’allier à une réflexion philosophique critique et à une pratique qui souhaitent surmonter la souffrance. Il nous exhorte à modifier le rapport aux personnes âgées, aux personnes en fin de vie, à réaliser notre propre fragilité, notre propre vieillissement. Il n’est pas complètement naïf de croire que ce numéro a pu engendrer quelques actions souhaitables à petite échelle, quelques actions ou réflexions fugitives dans une société où les normes s’ancrent dans l’efficacité et la compétition. Cela dit, l’humour éthique peut aussi apparaître au sein même de notre quotidien, dans un tout petit geste humoristique. Fugace, il nous secoue au moment où nous sommes accablés par la routine, par la mécanicité de la vie. Ces instants humoristiques arrivent parfois à répondre avec une lucidité étonnante à ce qui pèse sur nous, à ce qui nous oppresse et nous semble insurmontable, sans toutefois apporter de consolation réconciliatrice strictement apaisante. Ils peuvent être aussi simples qu’un rire échangé avec un inconnu face à notre situation dans un abri d’autobus en se rendant trop tôt au travail l’hiver (à condition que l’accent soit placé sur le caractère absurde, voire intolérable de la situation).

 

En un mot, malgré l’opacité presque totale des idéologies qui se dressent devant nous, l’humour éthique laisse présager qu’un monde plus juste est réalisable, que la souffrance sociale n’a pas à être éternelle. Il nous donne par le fait même le courage de continuer. Dans un contexte où la vie est de plus en plus malade, l’humour éthique voudrait être l’un des ingrédients essentiels dans la composition du remède. Notre fragilité individuelle et collective, plutôt que d’être accentuée et méprisée par la rigidité de la société, peut devenir une force éthique, un appel à repenser la communauté. Olivier Mongin considère que le « corps du rire n’est jamais dissociable d’un Corps collectif, de la communauté à laquelle appartiennent les faiseurs de rires et les rieurs. […] Le rire […] est une chambre d’écho de la communauté, de la relation que les corps entretiennent les uns avec les autres » (Mongin, 2002, p. 321-322). Cependant, si le rire peut tendre sans cesse vers « la communauté rêvée et toujours introuvable » (Mongin, 2002, p. 16), il peut tout aussi bien mal tourner et laisser place à un « sentiment de supériorité […] qui l’emporte et fait disparaître l’autre, tant on l’a réduit à une infériorité et rendu infirme » (Mongin, 2002, p. 324). L’humour éthique, pour éviter ce piège, en appelle à notre grandeur collective tout en favorisant une sensibilité à la souffrance. Faire éclater ensemble nos corps dans le rire ou déjouer les attentes de l’entendement par la surprise de l’humour ne nous sauve pas, mais, pour reprendre les mots de Jean Birnbaum, « dessine les contours d’une communauté. Le rire vient saluer la reconquête d’une reconnaissance mutuelle, d’un partage possible, d’une transmission à venir » (Birnbaum, 2011, p. 9). L’humour éthique est un memento mori qui nous rend une certaine énergie vitale, un minimum de joie pour éviter la résignation.

 

Parties annexes

Notes

[1]Le numéro est accessible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=Izuxd0b8tIE.

[2]Christie Davis considère que, depuis l’industrialisation massive de l’Occident, les blagues à l’égard des minorités sont une véritable obsession : « Why, for instance, do people in Western industrial societies prefer jokes about ‘stupid’ ethnic minorities to any kind of jokes? […] [J]okes about stupidity have become something of an obsession. » (Davis, 1988, p. 1)

[3]Adorno lui-même souligne qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre l’idée selon laquelle nous ne pouvons plus écrire de poème après Auschwitz (Naugrette, 2004, p. 33). Il en va de la même pour le rire.

[4]Nous faisons référence au passage de Louis Morissette à l’émission Tout le monde en parle. Une partie de ses propos sont rapportés dans un article du Journal de Montréal : http://www.journaldemontreal.com/2016/02/14/louis-morissette.

[5]Un article de Iain Macdonald permet de pousser la réflexion sur le concept de possibilité bloquée qui apparaît en filigrane dans l’ensemble de la pensée d’Adorno (Macdonald, 2017).

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Résumé

« La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions » écrivait Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être (p. 13-14). Le personnage clownesque porte en lui cette tension en étant capable d’exagérer, de souligner un trait, de caricaturer pour amener le rire, mais également de garder une forme de légèreté le préservant de tomber du côté du déplacé, de l’inconvenant ou même du tragique. Le clown est ainsi un être de frontière, marchant tel un funambule entre le rire et les larmes. Depuis vingt ans, on le voit arriver dans des établissements de santé, en pédiatrie mais aussi en soins intensifs, urgences et maisons de soins palliatifs. Ce texte cherchera à comprendre la façon dont l’humour clownesque côtoie la mort et investit des lieux où la souffrance et la fin de vie sont des enjeux indépassables : comment interviennent les artistes au nez rouge dans ces endroits? De quoi sont-ils porteurs? Croisant réflexions sur l’humour et témoignages issus d’observation participante, cet article fait de la figure clownesque une posture incarnée du geste de réduction phénoménologique, à savoir la capacité de renouveler le regard sur le monde en suspendant les savoirs acquis.

 

Mots-clés : Humour, clown d’hôpitaux, soins palliatifs, fin de vie

Abstract

« The heavy-light contradiction is the most mysterious and the most ambiguous of all contradictions » wrote Milan Kundera in The Unbearable Lightness of Being (p. 13-14). The clown character carries this tension in him by being able to exaggerate, to highlight a feature of caricature to bring laughter, but also by keeping a form of lightness, preventing him from being displaced, unseemly or even tragic. The clown lives on the borders, walking like a tightrope between laughter and tears. Since twenty years we see him appear in health facilities, pediatrics but also in intensive care, emergency and hospices. This text seeks to understand how the clownish humor meets death and invests places where suffering and dying are insurmountable challenges: how do they work in these places? What do they evoke? Using both reflections on humor and testimonies from participating observation, this article makes the figure clownesque an embodied posture of the phenomenological reduction’s gesture, namely the ability to change one’s perspective on the world by suspending the acquired knowledge.

 

Keywords: Humor, therapeutic clown, palliative care, end of life

Corps de l’article

En mettant l’intentionnalité au coeur de sa théorie de la connaissance, le philosophe Edmund Husserl (1992) a fait de la phénoménologie une pratique descriptive basée sur la conversion du regard. Un des gestes fondamentaux de cette approche est celui de la réduction : invitation à suspendre les savoirs acquis et ne pas adhérer, pour un temps donné, à l’attitude naturelle, habituelle, non réfléchie, mais aussi à tous les savoirs construits, hérités de notre formation et de notre culture. Dans cette disponibilité qui se retourne sur elle-même et sur sa propre façon d'entrer en lien avec les choses, un espace vide peut alors apparaître : celui de l'ouverture, du silence ou de l'étonnement. Le retournement proposé par le geste de suspension phénoménologique fait alors surgir les grandes questions existentielles de notre condition humaine. Qu’est-ce que connaître? Comment penser le lien qui nous lie au monde?

 

Enfin, s'il est un domaine où cette suspension est presque obligatoire, c'est sans doute celui de la mort. En effet, que pourrait-on en dire sinon « bavarder » à son propos, ce que Jankélévitch (2008) mentionnait déjà en rappelant que nos mots ne pourront jamais en rejoindre l'expérience.

 

Face à ces incontournables de la condition humaine, il est commun aujourd’hui de décrire la société postmoderne comme celle de l’ère du vide, où la disparition des grands récits fédérateurs laisse place à la solitude individuelle. Le réel se déclinerait en un jeu d’images et de simulacres et la légèreté s’imposerait comme maître mot d’une culture du divertissement. Pour Lipovestky (2009) l’injonction à la recherche constante du plaisir autant qu’une posture dénonçant la dérision de chaque chose, cacherait sous un masque humoristique le nihilisme contemporain et son refus de faire face aux inéluctables de la condition humaine. D’un côté, la finitude serait fuie dans un divertissement masquant la fragilité humaine. De l’autre, devant une mort dont on ne sait rien, l’humour apparaîtrait comme une autre posture possible, déplaçant le face à face trop direct par un pied de nez et un mot d’esprit décalé…

 

Un des signes de cette présence de l’humour dans le paysage social est la popularité du personnage clownesque, sortant de plus en plus de l’arène du cirque pour investir d’autres lieux, manifestations altermondialistes, spectacles de rues ou établissements de soins. La profession de clown thérapeutique, appelée parfois hôpiclown ou clown docteur, s’est ainsi développée depuis les années 80 sur tous les continents, allant jusqu’à rassembler tous les acteurs pratiquant l’art clownesque en milieu de soin dans un colloque annuel international des clowns intervenant en milieu de soin (Healthcare Clowning International Meeting, 2015). Les médias, autant que la recherche universitaire, s’intéressent également aux processus artistiques et thérapeutiques mis en oeuvre par ce personnage, qu’on a cessé de réduire au simple port du nez rouge et à quelques facéties.

 

Pour autant, lorsqu’il fait rire les enfants malades, la cause est belle et généralement bien reçue. Qu’il s’avance au contraire au chevet des aînés des centres d’hébergement ou pire auprès des mourants, il semble souvent moins populaire. Dès lors une question s’impose : si le clown apparaît dans l’imaginaire contemporain a-t-il vraiment sa place dans la gravité des derniers moments de la vie? Est-il une caricature, voire un symptôme, de cette société du divertissement dénoncée par Lipovestky? Reprenant les mots de Desproges, une réponse fuse : « Au reste, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous? Est-ce qu’elle ne pratique pas l’humour noir, elle, la mort? » (Desproges, 2003, p. 103).

 

Cet article présentera ainsi quelques exemples de la fonction du clown en milieu de soin, issus d’observation participante de la pratique clownesque à l’hôpital, notamment en soins intensifs et en maison de soins palliatifs. À travers eux, c’est l’usage de l’humour dans un environnement de grande souffrance physique et psychique qui sera implicitement interrogé. L’hôpital est effet d’abord un lieu de soin : il est difficile de nommer ou d’entendre qu’il n’y a plus de traitements curatifs possibles et que l’inéluctable aura lieu. Un clown dans un service de soins palliatifs, vise-t-il alors forcément à rire? A-t-il même l’audace de vouloir rire de la mort? Rien n'est moins sûr.

 

Humour et soins palliatifs

Dans le domaine spécifique des soins palliatifs, une étude de Kinsman et Gregory (2004, p. 143) indique plusieurs fonctions de l’humour : certaines correspondent à ce qui est observé dans d’autres contextes soit la facilitation de l’interaction interpersonnelle, la création de liens, la mise en suspend des différences hiérarchiques au profit de la relation, l’expression de non-dit d’une façon détournée. D’autres fonctions sont plus spécifiques aux soins palliatifs : un moment d’humour permettrait d’aller au-delà de la difficulté de l’instant présent et de vivre une expérience profonde, éminemment personnelle, reliée au sentiment d’être encore en vie. Un élément particulièrement intéressant de l’étude est l’idée que la création (un mot, un acte, une image, etc.) qui fasse rire ou sourire, donne à son auteur une sensation d'élargissement. On constate ici que l’humour ouvre une brèche dans le quotidien : elle semble permettre d’alléger une temporalité trop écrasante, celle de la douleur, du pronostic, d’un horizon fermé par la maladie.

 

La profession de clown thérapeutique

Pour autant, gardons-nous d’associer trop immédiatement la figure du clown et celle de l’humour. Ici aussi, la suspension phénoménologique s'impose : il ne suffit pas de porter un nez rouge pour être clown, ni encore moins pour être drôle. La pratique clownesque est une technique artistique à part entière, reposant sur un travail du corps et du rythme, issue du théâtre physique.

 

Au-delà du rire prescrit (« faites rire mon enfant »!), l’observation en terrain hospitalier montre que le clown crée du jeu. Au sens d’un espace ludique mais aussi au sens d’une parenthèse permettant de développer un récit, en utilisant les mots mais aussi le langage du corps, du mime ou de la musique, pour réunir les personnes présentes. Une recherche sur les compétences mises en oeuvre par le clown d'hôpital fait ressortir notamment une corporéité engagée, une posture d’ouverture et un sens de l'improvisation capable de créer du lien à partir de rien : un détail dans la chambre, une parole, un rythme (Vinit et al., 2016).

 

En milieu hospitalier, l'arrivée du duo de clown détonne par rapport aux représentations habituelles de l’hôpital et aux tâches effectives qui y sont pratiquées. Leur venue agit comme un vent de fraîcheur, rappel du « monde de la vie » et de ce qu'on y fait : à savoir finalement des choses tout à fait banales, parler, jouer, chanter, apprendre des choses. Dans le secteur des soins intensifs, il est frappant de voir combien les parents éprouvent une forme de soulagement à voir arriver des clowns, alors même qu'un environnement ultra technique, soumis à des règles strictes et à un degré de surveillance constante, aurait pu faire croire le contraire (Mortamet et al., 2017). Lorsque les visites des clowns obéissent à un horaire précis, leur venue dans ce lieu est particulièrement attendue. Elle fait rupture dans le quotidien stressant, elle est un moment qu'on anticipe, dont on parle avec l'enfant ou la famille présente. « C'est rassurant de voir des clowns ici » disait une maman à propos des « nez rouges ». Comme si le personnage incarnait paradoxalement une forme de quotidienneté dans un univers d'inquiétante étrangeté, celui de l'hybridation des machines et des corps. Parfois la visite du duo se limite à une chansonnette au-dessus du lit face à un enfant inconscient. Et pourtant les parents y tiennent, comme si quelque chose d'une promesse de vie pouvait s'exprimer dans cette célébration par des étrangers n’ayant aucune fonction « utilitaire » si ce n’est celle de la joie. L’espace de jeu que fait surgir le duo aux nez rouges, apparaît ici comme une alternative à l’écrasement existentiel de la maladie.

 

Du spectacle au partenaire de jeu

Le clown aux portes de la mort est donc d’abord un clown, tel qu'il est habituellement présent, dans le reste de l'hôpital : il incarne la possibilité du jeu, du rire, de la vie qui circule. Il est léger par son essence fondamentale, curieuse de tout, et par le pied de nez qu’il fait aux règles trop établies. Il ne va donc pas tant s'adresser à l'enfant en fin de vie qu’à l'enfant qui est là, bien vivant, partenaire ou spectateur de la joute avec l'autre pair du duo. Tout le professionnalisme de l'artiste derrière le nez consistera à s’adapter à l'état spécifique de chaque enfant et aux signes de fatigue qu’il pourrait manifester.

 

Lorsque l'enfant ne répond plus, ou presque plus, les clowns peuvent se retirer, ou adresser la visite davantage aux parents : il s'agit souvent de rejouer les jeux préférés de l'enfant, de les offrir en spectacle, de les commenter ou d'évoquer autour de lui, ses musiques favorites. Cette atmosphère éminemment vivante, qui demande en même temps beaucoup de tact, est une façon de vivre des moments de plaisir partagés, moments fondamentaux pour le travail du deuil qui suivra. On ne rit donc pas tant de la maladie ou de la mort mais au-delà d'elles, et surtout, avec d'autres.

 

Le clown comme possibilité d’un être ensemble

Dans ces rires et taquineries se tient aussi la possibilité d’une complicité entre parents et enfants : tel papa adorait la visite des clowns car un même scénario se répétait où il prenait partie avec son fils malade et un des clowns du duo, contre l'autre clownette, lui faisant faire des défis toujours plus invraisemblables les uns que les autres. Le père témoignait combien il aimait partager une histoire, de façon participative, avec son enfant, au-delà du rôle de parent et de veilleur, au-delà de la tristesse devant la fin de vie très rapprochée qui était annoncée. L'enfant semblait quant à lui prendre un malin plaisir à faire faire des choses difficiles (notamment physiquement) à la pauvre clown gracile : le fait que le corps soit impliqué rappelait à la fois l’incapacité progressive de l’enfant mais aussi la possibilité d’un contrôle retrouvé, par l’intermédiaire du corps de l’autre sur lequel il exerce une cruauté encadrée par le jeu. L’humour est ici davantage synonyme de complicité : ce n’est pas tant le fait d’être drôle que d’exercer son pouvoir sur le réel et de constater avec plaisir que quelqu’un en retour, « joue le jeu. »

 

Le clown comme catharsis

Lorsque le rire surgit, il est alors un acte de décharge, de laisser-aller. Dans le contrôle de l’environnement hospitalier, il apparaît d’emblée comme une forme de provocation. Fonction involontaire du corps, le rire nous parle d’un temps avant la parole, avant même l’humour. Il est proche du cri, du son, du gloussement, il habite les lieux les plus libres de l’homme. On pourrait presque dire que l’humour qui amène cette cascade du rire apprend à se déprendre des certitudes, des attitudes fixées, à se laisser habiter par l’inconnu. Pour les parents, la présence du clown est en sens une autorisation à l’abandon : « Les parents ont le souci au cours de leur journée de travail et de leur présence auprès de l’enfant du contrôle : tenir, tenir, se tenir, toujours contrôler » disait à cet égard un soignant.

 

Si les enfants prennent soin de leurs parents et que les parents veulent le meilleur pour leurs enfants, le jeu et la visite des clowns sont des moments d’autorisation à s’amuser les uns avec les autres. Le parent échappe à son inquiétude et à sa culpabilité. L’enfant peut oublier, temporairement, l'idée souvent présente qu’il cause du mal à ses parents par sa maladie : « j’aime les clowns, car ils font rire ma maman », disait avec tendresse une petite fille. Le clown fait ici office de tiers, il permet de sortir de la relation duelle, pour que la famille regarde ensemble, plus loin que l’horizon limité de la maladie.

 

Sentir son ventre qui se secoue, la respiration qui s’accélère, etc. est également une expérience physique, éminemment incarnée. Le rire apparaît alors comme une forme d’érotisation du corps, fondamentale pour les patients en fin de vie. Les patients fatigués sont particulièrement sensibles à la démesure du clown, qui vit tout intensément, qui exagère et s’engage totalement, dans une vitalité contagieuse pour l’autre.

 

Parfois, le rire se fait presque incongru, rire face au choc d’une image insoutenable, celle d’un proche intubé, au visage recouvert d’appareils ou de bandages. Il s’agit ici d’un rire de décharge, marchandage nerveux pour supporter le drame mais aussi permission à se laisser aller. Les soignants utilisent les clowns à cet effet, sans doute pour survivre psychiquement à la proximité quotidienne de la souffrance, à l’impuissance et à la culpabilité d’être soi-même vivant. On trouve ici des formes d’humour parfois plus subversives, plus noires, ou la tentation d’utiliser le clown comme souffre-douleur, en charge d’expier la douleur du groupe.

 

Le clown comme partenaire de transmission

Enfin, dans la crainte qu'on nous oublie (crainte fondamentalement énoncée par les patients), Avner Ziv mentionne que la propension à l’humour est aussi une quête d’affiliation, une manière de se rendre aimable et de se faire aimer au moment de la séparation ultime (Avner Ziv, 1984). Une adolescente rencontrée en soins palliatifs a ainsi tenu à fabriquer au clown un petit lit pour sa marionnette, « pour qu’elle n’ait pas froid la nuit ». Demandant au clown comment il fera pour faire rire les autres enfants sans elle, elle ajoute immédiatement qu’elle ne sera pas loin, toujours au-dessus de son épaule… Le clown apparaît ici comme le créateur d’un espace de médiation possible, où enfant malade, famille et soignants peuvent partager ensemble un moment de création collective. Il permet de se raconter autrement et de léguer, des éléments précis, ou simplement par le souvenir d’un instant passé ensemble, des fragments de vie et de sens, indispensables au processus de deuil de ceux qui resteront.

 

Le clown comme posture existentielle

Au-delà du rire comme manière de se divertir de la mort, ou d’en décharger l’angoisse, l'humour est aussi une façon de poser la question. Sans y répondre. Oser porter le fait que notre existence est à nous-même une énigme et un mystère.

 

Le clown se promène en effet dans les corridors de l’hôpital sans rien d’autre que sa présence naïve et vulnérable. Sa naïveté convoque un nouvel ordre du monde mais aussi une réinvention de soi. Il déconstruit l’adhésion que nous pouvions avoir aux rôles sociaux ou à l’identification à une image de soi. « [Le] clown marque la naissance d’un regard, d’un désenvoûtement, un déconditionnement qui est une allégeance au rien. » (Michaux, 1998, p. 122). En ce sens, le patient en fin de vie n’est pas rencontré comme un mort en puissance mais comme celui qui peut encore jouer et faire mentir la catégorisation qui lui est imposée. Le renoncement à soi incarné par le clown (qui accepte qu’on rit de lui), agit ainsi comme un miroir pour le patient. Bien sûr, tous ne vont pas aller dans l'autodérision mais certains vont jouer, notamment chez les aînés et les adultes, parfois avec grand plaisir autour des limitations que la maladie leur impose. De façon sérieuse au départ, puis de façon plus décalée, dans une mise en scène que l’exagération, la maladresse ou la poésie du clown transforme. Rappelons l’exemple de ce patient qui devait subir une double amputation et qui choisit la veille de son opération de se faire baptiser par ses visiteurs clownesques du titre suivant : « Le Grand Raccourci ». Il ne survivra qu’un mois après l’intervention.

 

Cette capacité à discuter de la mort, dont presque personne ne veut entendre parler faut-il le dire, est en soi une façon d'être vivant. Le rire et l’humour apparaissent ici comme une marque de liberté, comme un appel à renoncer à la pression imposée par un corps malade souvent ressenti comme celui qui a trahi.

 

En ce sens, l’humour incarné par la présence du clown en soins palliatifs marque à la fois une forme de participation et de rupture. Le rire est un écho de la communauté, il relie ceux qui rient ensemble. Il place sur le même plan le soignant, le parent en deuil et le patient qui se tient sur le seuil de la mort. Il ramène donc le mourant dans la communauté des vivants. En introduisant littéralement du jeu, c’est-à-dire un espace de possibles, le clown renouvelle les significations en vigueur dans le contexte palliatif dans lequel il intervient. En effet, contrairement au préjugé encore trop présent, les départements de soins palliatifs sont avant tout des endroits où il s’agit de vivre. Jusqu’au bout et dans les petites choses du quotidien.

 

La figure du trickster

Au-delà du contenu de ce qu'il va dire ou faire, le clown à l'hôpital rejoint ici la figure archétypale du trickster. Ce personnage présent dans de multiples mythologies est un déclencheur de chaos dans le déroulement du quotidien. Il exerce une attraction fondamentale sur la psyché humaine, comme si cette présence anarchique, qui prend un malin plaisir à déranger et voir les choses autrement avait une fonction psychique et sociale fondamentale (Radin, 1956).

 

De même, là où la mort pourrait convoquer l'absence de vie, un sérieux lourd et étouffant, le clown fait rupture, il souligne que le patient qui rit malgré tout, malgré le tragique et l'injustice, occupe une place un peu différente de celui qui subit. Rire encore, vivre, jouer est un acte ultime de liberté, et peut être justement le seul dont on puisse faire usage. Là où l’absurdité transforme parfois en victime, le rire accepte de jouer, de danser avec : « surtout pas ironiser, ni moquer, mais rire, le corps secoué de pensée pas possible. » (Nancy, 2008, p. 108). C’est sans doute ici que le professionnalisme de l’artiste sera fondamental : comment rester léger sans se perdre? Kundera s’interrogeait à cet égard contre le risque de « succomber à la légèreté », celle qui devient lourde et vulgaire à force d’être imposée, « où l’on se retrouve de l’autre côté de la frontière, au-delà de laquelle plus rien [n’a] de sens (Kundera, 1987). Tout l’art clownesque consistera à doser ses interventions en restant attentif à la façon dont l’autre les reçoit. La solidité de la formation, la nécessité d’un coaching continu et d’un travail de réflexivité sont donc des éléments indispensables pour les clowns d’hôpitaux, qui plus est lorsqu’ils interviennent dans des contextes comme celui des soins palliatifs.

 

Complicité du groupe (familial ou soignant) avant la séparation, transgression face aux interdits imposés par la maladie, décharge de la colère face à l’impuissance (celle du patient ou de ses proches), le rire amené par le clown a plusieurs fonctions. Il ne s’agit donc pas de faire de l’humour pour se moquer, mais davantage pour créer une occasion d’avoir du plaisir ensemble. Il est sans doute signifiant que le trickster, figure archétypale du chamane et du guérisseur fasse retour dans notre culture à travers la présence du clown dans les établissements de soin. Archétype de l’ambiguïté, de celui qui réunit les opposés sans les annuler, le trickster est à la fois hors du monde (il en déplace constamment les limites) et en même temps, profondément proche et incarné. Dans les traditions autochtones, le trickster est celui qui ne laisse jamais tranquille, qui asticote et maintient la vie vivante là où elle a tendance à se figer dans un acquis, un esprit de sérieux ou de lourdeur. Sans doute est-ce justement ce mouvement de jeu (de pirouette, de pas de côté) qui active une force de guérison : le clown invite à habiter les seuils, entre gravité et légèreté, entre naissance et mort, entre sens et absurdité, en jouant avec la fixité de ces concepts et en les bousculant sans cesse. Il montre comment paradoxalement un patient « en fin de vie » peut être bien plus vivant qu’une personne en bonne santé, combien on peut à l’inverse, déjà être mort dans une vie normée et sans surprise possible.

 

***

Nous avons débuté ce texte par le geste de suspension phénoménologique et sa façon de nous remettre en lien avec une posture fondamentale à la connaissance : celle de l’étonnement et sa façon d’interroger notre relation aux choses. Ce bref trajet avec la figure du clown nous amène à le voir comme un personnage incarnant la suspension phénoménologique dans sa façon même d’être au monde. À chaque instant, il renouvelle son regard et redécouvre ce qui l’entoure, explorant la frontière entre différents types de savoirs : un savoir connu – ou que l'on croit tel – qui prend la forme d’un quotidien non interrogé, voire désenchanté, et l’étonnement, de quelque chose de pressenti et encore impensé.

 

Celui qui s’étonne, comme le clown ou le philosophe phénoménologue, habite donc le sans lieu. Il est littéralement un atopos, n’appartenant jamais entièrement à aucun ordre existant et venant rappeler que tout, toujours, est en mouvement. Cette nudité du seuil, où l’on se tient dans un entre-deux, où l’on touche à l’impermanence des choses, a beaucoup à nous apprendre. C’est sans doute là le point commun entre le clown et le patient en soins palliatifs : tous deux prennent un risque, celui de ne pas maîtriser, de se tenir au coeur de la vie, fragile car ouverts à tout. L’humour suprême, éminemment éthique serait donc celui qui n’a rien préparé mais danse sur la corde raide. À risquer sa peau, il sait combien chaque pas est précieux.

 

Parties annexes

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Résumé

La Grande Faucheuse, l’une des figures thanatiques de l’iconographie occidentale, a souvent été utilisée dans la création artistique et cinématographique. Elle a aussi fait l’objet d’une réinterprétation humoristique que cet article se propose d’explorer à partir d’exemples contemporains (cinéma, bande dessinée et dessins disponibles sur Internet). L’analyse met en évidence les stratégies scénographiques et discursives pour créer des effets humoristiques (incongruité, agressivité, quiproquo, etc.) qui visent à humaniser la mort en explorant les enjeux et les dilemmes que la Grande Faucheuse rencontre dans son existence et ses fonctions.

 

Mots-clés : Grande Faucheuse, humour, film, bande dessinée, dessins humoristiques

Abstract

The Grim Reaper, one of the thanatic images of western iconography, has often been used in artistic and cinematographic creation. It has also been the subject of a humorous reinterpretation, which will be explored in this paper using contemporary examples (movie, cartoons and drawings available on the Internet). The analysis highlights scenographic and discursive strategies to create humorous effects (incongruity, aggressiveness, quid pro quo, etc.) that aim to humanize death by exploring the stakes and dilemmas that the Grim Reaper encounters in its existence and role.

 

Keywords: Grim Reaper, humor, film, cartoons, humoristic drawings

Corps de l’article

Parmi les nombreuses représentations iconographiques de la mort, l’une des plus connues est sans doute celle de la Grande Faucheuse (Grim Reaper). Cette figuration a influencé les thèmes littéraires et les scénarios filmiques et télévisuels, de façons diverses : en insistant sur la dimension tragique de la mort, qu’elle symbolise, ou au contraire, en subvertissant cette image pour la situer dans un registre humoristique, encore peu exploré. Dans cet article, après avoir présenté l’évolution de cette allégorie dans la peinture, le cinéma, les séries et la bande dessinée, nous nous attacherons à analyser sa facette humoristique à partir d’exemples tirés d’un film, de dessins animés, de bandes dessinées et des dessins humoristiques disponibles sur Internet. Cette recension permettra d’illustrer la diversité des stratégies humoristiques qui se retrouvent dans les créations contemporaines s’appuyant sur cette image.

 

La Grande Faucheuse : représentations dramatiques

La mort personnifiée, la faucheuse des âmes, déjà esquissée dans le texte de l’Apocalypse de Jean, serait apparue en tant que représentation picturale, selon les historiens de l’art, vers la fin du 14e siècle en Italie. Dépeinte le plus souvent dans les représentations classiques sous la forme d’un squelette quelquefois vêtu d’un vêtement noir ou blanc, avec une capuche recouvrant en partie ou en totalité son visage, portant une faux ou bien un arc et des flèches, elle sert de motif important dans les oeuvres d’artistes italiens, français ou allemands. Peinte sur l’un des murs du Campo Santo de Pise, la fresque intitulée le Triomphe de la Mort met en scène plusieurs groupes de personnages : jeunes aristocrates occupés à leurs loisirs, personnes âgées ou souffrant d’infirmités, mendiants. La mort, une représentation féminine ailée, aux cheveux blancs et habillée d’une robe de la même couleur, tient une faux placée au-dessus du groupe de jeunes. Dédaignant les plus affligés, elle illustre l’arbitraire de la mort au moment où l’Europe est confrontée à l’épidémie de la Peste Noire qui a effectué des coupes sombres dans la population, provoquant des réactions de peur et de désespoir. Dans une oeuvre aussi intitulée le Triomphe de la Mort, influencée par le texte de l’Apocalypse et peinte par Pieter Brueghel l’Ancien en 1562, la figure de la mort, squelettique, située au centre du tableau est montée sur un cheval décharné. Munie d’une faux, elle pousse vers un bâtiment en bois marqué d’une croix, une foule désordonnée de personnages encadrés par des soldats. La prégnance de ces images est renforcée par les discours de l’Église sur les affres qui attendent les pêcheurs promis à l’enfer et au purgatoire.

 

Si le recours à cette allégorie s’atténue entre le 17e et le 20e siècle, elle continue à inspirer des oeuvres de la période romantique. Une gravure de Gustave Doré, datée de 1865, représente l’un des cavaliers de l’Apocalypse décrits par Saint Jean, monté sur un cheval à la longue crinière et aux jambes allongées, le visage découvert. Enserré dans un vêtement aux multiples plis, il abaisse une faux montée sur une longue hampe. Le jeu de lumière met en contraste le cavalier et sa monture avec en arrière plan des figures plus pâles où l’on distingue des personnages, des démons et des dragons aux ailes déployées. Ce thème est repris à la fin du 19e siècle en Allemagne dans une peinture de Hans Thoma. Un jeune couple nouvellement marié est protégé par un cupidon dont la flèche vise la tête squelettique de la Grande Faucheuse, tenant dans sa main gauche une faux dressée, une composition qui reflète la victoire de l’amour sur la mort. Inspirée par la mort de sa mère, une peinture de Gustave Klimt, datant de 1911 puis reprise en 1915, réinterprète ce motif (Hornick, 2013). La figure, vêtue de vêtements sombres décorés de croix, tient un gourdin et observe un groupe intergénérationnel, des grands-parents aux petits-enfants entrelacés, symbolisant la continuité de la vie.

 

Les représentations de la Grande Faucheuse constituent aussi un thème important dans la culture gothique et fantastique contemporaine dans les affiches, les peintures, les t-shirts, les tatouages et les figurines disponibles sur les sites Internet[1].

 

Plusieurs films et émissions reprennent cette allégorie (Hansen, 2014). C’est le cas du célèbre film de Bergman, Le Septième Sceau, sorti en 1957, où un chevalier revenu des croisades entreprend une partie d’échecs avec la Grande Faucheuse pour échapper à la mort, s’interrogeant sur le sens de la vie dans un contexte marqué par l’épidémie de la peste et les peurs eschatologiques nourries par les discours religieux :

 

Dieu nous envoie sa malédiction. Nous allons tous mourir de peste noire! Vous tous, stupide troupeau, et vous qui vous pâmez de fatuité replète. Cela est peut-être votre heure dernière. La Mort est là dans votre dos. Je vois son crâne luire au soleil. Sa faux brille au-dessus de vos têtes. Qui sera le premier?

 

Les films ultérieurs reprennent cette figure selon des modalités scéniques diverses, soit en conservant les caractéristiques traditionnelles de la Grande Faucheuse (par exemple, Last Action Hero, 1993; Grim Reaper, 2007), soit en modifiant certains de ses aspects pour amplifier la dimension du fantastique et de l’horreur (par exemple, The Masque of the Red Death, 1964; Bill and Ted’s Bogus Journey, 1991; Cemetery Man, 1994; The Frighteners, 1996; Trick ’r Treat, 2007; Hellboy II: The Golden Army, 2008). Elle est aussi modernisée pour éliminer tous les symboles qui lui sont directement rattachés et la présenter sous une apparence plus anodine, sans renoncer cependant à sa fonction principale (par exemple, Deconstructing Harry, 1997; Meet Joe Black, 1998).

 

La création télévisuelle reprend certaines de ces stratégies en modernisant l’allégorie dans des épisodes de plusieurs séries (par exemple Nothing in the Dark, 1962, dans TheTwilight Zone; Supernatural, 2005-; Reaper, 2007-2009; Dead Like Me, 2003-2004) et la représentant sous les traits d’une femme (American Horror Story: Asylum, 2012-2013). Dans la bande dessinée, ce motif est aussi utilisé et on le retrouve dans des albums français (La grande faucheuse, 1990) et américains (The Sculptor, 2015).

 

Parallèlement à ces courants où la Grande Faucheuse est imaginée et représentée dans des contextes dramatiques, cette allégorie est aussi utilisée de façon humoristique dans les créations artistiques francophones et anglophones, du cinéma aux dessins disponibles sur Internet) que nous analyserons après avoir d’abord situé quelques éléments théoriques et empiriques sur les rapports entre l’humour et la mort.

 

L’humour et la mort : perspectives théoriques

L’humour, qui aurait « moins pour objet de provoquer le rire que de suggérer une réflexion originale ou enjouée. L’humour fait sourire plus souvent qu’il ne fait rire » (Elgozy, 1979, p. 14), a donné lieu à plusieurs travaux dans le domaine théorique (Bouquet et Riffault, 2010), historique (Carrell, 2008), sociologique (Kuipers, 2008), psychologique (Martin, 2007) pour en expliciter les dimensions socioculturelles et psychologiques. Parmi les théories de l’humour, nous retiendrons, à l’instar de Vivona (2013), celles qui nous semblent plus intéressantes quant à leurs relations avec le champ de la mort. Selon des théoriciens, l’origine du rire associé à l’humour dériverait des situations d’incongruité (Carrell, 2008; Lynch, 2002) liées à la juxtaposition entre des éléments attendus et inattendus, comme c’est le cas des blagues dont la chute est imprévisible. L’expression de formes de supériorité ou d’hostilité à l’égard des membres d’un groupe ou d’un individu, dans les blagues à contenu ethnique ou sexiste (Carrell, 2008; Martin, 2007) constituerait l’une des assises essentielles de l’humour dont la fonction principale serait de désamorcer les tensions (Martin, 2007; Ritz, 1996). Kuipers (2008) insiste sur les dimensions de la transgression des barrières sociales qui sont liées à l’humour et cette fonction serait particulièrement importante dans les contextes touchant la mort, l’humour servant à la dédramatiser et à en atténuer les retombées affligeantes. Cette fonction est déjà présente dans la Grèce ancienne, ce que montre l’analyse d’épitaphes et d’épigrammes (Stevanovic, 2007), un traitement que l’on retrouve aussi dans les épigrammes funéraires collectés dans d’anciens cimetières des États-Unis (Ovies, 2006). L’ouvrage collectif de Narváez (2003) présente un tour d’horizon des rapports entre l’humour et la mort dans le folklore et la culture populaire dans différents contextes (entre autres, désastres médiatisés, suites du 11 septembre 2001, veillées funéraires en Irlande et à Terre-Neuve, épitaphes américaines, Jour des morts au Mexique, etc.), pour montrer les variations culturelles et les modalités des articulations entre ces deux champs. Le recours à l’humour, comme mécanisme de défense ou comme modalité agressive, se retrouve même dans des conditions extrêmes où la mort est omniprésente, comme ce fût le cas dans la Shoah (Ostrower, 2004). Les enquêteurs policiers, confrontés à des scènes de crime génératrices de stress intenses liés aux répercussions des assassinats sur l’entourage des personnes disparues – ainsi que sur leur propre bien-être –, ont aussi recours à des stratégies humoristiques pour atténuer ces impacts (Vivona, 2013). Sans être exhaustifs, ces exemples mettent en évidence la diversité des formes d’expression des rapports entre l’humour et la mort et de ses fonctions. Dans la perspective ouverte par ces travaux, nous analyserons les modalités humoristiques associées à la figure de la Grande Faucheuse dans des oeuvres contemporaines.

 

Méthodologie

Le choix du corpus à analyser s’est porté sur quatre types de matériaux qui illustrent à la fois l’usage de cette allégorie et ses variations humoristiques et culturelles. Dans le champ cinématographique, nous avons retenu l’un des sketches du film britannique The Meaning of Life (1983) de Monty Python. Intitulé Death, ce sketch, dans sa forme filmique[2] et comme texte[3], est accessible en ligne. Dans le champ de la bande dessinée française, nous avons analysé les trois premiers volumes[4] de la série de Davy Mourier, intitulée La Petite Mort, disponibles au moment de cette recherche et qui mettent en scène la vie quotidienne d’un petit faucheur et son itinéraire biographique, un matériau reflétant un vaste registre de modalités humoristiques. En dernier lieu, nous avons sélectionné des dessins humoristiques en anglais recourant au thème de la Grande Faucheuse et disponibles sur Internet. Ce choix a été établi à partir de l’utilisation de mots clefs (humor, Grim Reaper, cartoons) dans le moteur de recherche Google Images. Sans constituer un échantillon représentatif, cet ensemble illustre certaines des situations auxquelles sont confrontés ces personnages et met en évidence le registre des stratégies de traitement humoristique utilisées. Ces dessins se retrouvent sur des sites qui compilent ce type de matériau, généralement par thématique. L’analyse de contenu de ce matériau s’est concentrée sur la figure du personnage, la situation et le texte accompagnateur qui révèlent les stratégies de traitement humoristique dominantes selon les modalités répertoriées dans la littérature théorique et empirique.

 

Analyse

Le traitement humoristique de la Grande Faucheuse au cinéma : Death, The Meaning of Life

Death, sketch du film TheMeaning of Life des Monty Python sorti en salle en 1983, met en scène le personnage de la Grande Faucheuse, présenté dans son accoutrement classique, longue robe et capuche, cachant le corps et le visage squelettiques, portant la faux emblématique. Elle frappe à la porte d’une maison de campagne, accueillie poliment par ses propriétaires. Son allure, sa voix sépulcrale et le rappel de la mort ne suscitent pas de vives réactions, mais plutôt une indifférence polie, comme le montre le dialogue des débuts où le quiproquo et l’incompréhension dominent, la mention de la faucheuse étant comprise dans son acception première, son lien au monde de l’agriculture.

 

Grande Faucheuse: Je suis la Grande Faucheuse[5]

Geoffrey : Qui?

Grande Faucheuse: La Grande Faucheuse

Geoffrey : Oui, je vois.

Grande Faucheuse: Je suis la mort.

Geoffrey : Oui, eh bien, c’est que nous avons quelques personnes des États-Unis à dîner ce soir, et…

Angela : Qui est-ce, mon chéri?

Geoffrey : C’est un « Monsieur la Mort » ou quelque chose comme ça. Il est venu pour le moissonnage? Je ne pense pas que nous en ayons besoin à l'heure actuelle.

 

L’incongruité de la situation se prolonge par la suite. Invité à participer au dîner, il est présenté aux convives d’origine américaine comme un moissonneur. S’ensuit une discussion entre la Grande Faucheuse et les invités qui ne comprennent ni sa présence ni sa fonction et argumentent avec elle. Celle-ci finit par critiquer leur nationalité et leur annonce qu’ils vont mourir, une nouvelle qui les offusque tant elle est peu conforme aux règles de politesse et d’hospitalité :

 

Howard : Ainsi, vous moissonnez encore dans les environs, Mr. La Mort?

Grande Faucheuse: Je suis la Grande Faucheuse.

Geoffrey : C'est tout ce qu'il dit.

[…]

Geoffrey : Voici votre boisson, Mr. La Mort.

Grande Faucheuse: Je ne suis pas de ce monde.

Geoffrey : Mon Dieu.

Grande Faucheuse: Je suis la mort.

Debbie : Et bien, n’est-ce pas extraordinaire? Nous étions justement en train de parler de la mort, il y a cinq minutes.

Grande Faucheuse: Vous ne comprenez pas.

[…]

Howard : Laissez-moi juste vous dire quelque chose, monsieur la mort

[…]

Grande Faucheuse : Silence! Je suis venu vous chercher.

Angela : Vous voulez dire!

Grande Faucheuse: Vous emmener. C’est mon objectif, je suis la mort.

Geoffrey : Eh bien, ça gâche pas mal notre soirée, n’est-ce pas?

[…]

Grande Faucheuse: Taisez-vous! Taisez-vous! Vous les Américains, vous parlez toujours. Vous les Américains, vous parlez, vous parlez et vous dites… Laissez-moi vous dire quelque chose et je voudrais juste vous dire : « Bien, vous êtes morts, maintenant. Aussi, taisez-vous! »

Howard : Morts?

Grande Faucheuse: Morts!

Angela : Nous tous??

Grande Faucheuse: Vous tous!

Geoffrey : […] Vous débarquez ici, sans être vraiment invité, vous cassez les verres et vous annoncez très nonchalamment que nous sommes tous morts. Et bien, je voudrais vous rappeler que vous êtes un invité dans cette maison!

 

Elle leur apprend que leur décès est dû à un empoisonnement alimentaire suite à l’ingestion d’une mousse de saumon avariée. Le sketch finit sur une scène ou les protagonistes suivent en voiture la Grande Faucheuse pour leur voyage vers l’au-delà.

 

Les scènes et le dialogue illustrent bien l’incongruité de la situation, le décalage entre le sérieux de la Grande Faucheuse et l’accueil plein de jovialité des invités. Ceux-ci essaient de situer cet étrange personnage qui leur annonce leur mort sans susciter des réactions d’horreur ou de peur, la réduisant à un fait divers banal qui s’achève sur une promenade tranquille. L’agressivité à l’encontre des invités américains constitue une stratégie humoristique secondaire à relever. Les formes humoristiques privilégiées dans le sketch utilisent plusieurs des modalités relevées par Ross (1998) dans son livre sur le langage de l’humour, comme le « jeu de mots, l’ambiguïté, le bris des tabous, […] la sottise (nonsense) ou l’absurde » (p. 4) ce qui rejoint la définition de « pythonesque », un qualificatif introduit dans le vocabulaire anglais suite aux films de Monty Python, pour désigner « [une] situation, un événement, une réalisation ou un produit fini […] ridiculement idiots, iconoclastes, verbalement ou visuellement vulgaires, au rythme rapide, ou quand une chose réalisée, suite à une intervention humaine, défie toute logique[6] » (Larsen, 2003, p.19), ce qui est clairement le cas de ce sketch qui désamorce le tragique de la mort pour lui substituer une perspective excentrique et loufoque.

 

Le traitement humoristique de la Grande Faucheuse dans la BD : La Petite Mort

Dans ses BD[7], Davy Mourier met en images et en textes la vie intime de la Petite Mort qui grandit dans une famille de faucheurs et faucheuses. Il décrit sa socialisation de l’enfance à l’âge adulte, ses relations avec son entourage et les péripéties qui marquent son existence. Les figures familiales sont représentées sous la forme de personnages habillés d’un vêtement noir avec une capuche, laissant entrevoir un visage squelettique blanc, avec ou sans lunettes, la faux habituelle n’apparaissant que dans certaines planches.

 

La Petite Mort est un garçon qui se pose la question de la façon dont se détermine l’identité de genre dans son milieu. Comme les faucheurs n’ont pas de sexe à la naissance, leur genre est déterminé par leurs préférences qui obéissent à des normes stéréotypées que sa mère définit ainsi : « Facile, si tu développes un goût pour la cuisine, tu es une femme et si tu développes un goût pour la mort, tu es un homme » (volume 1, p. 67).

 

Parmi la diversité des thèmes abordés dans ces albums, nous explorerons, en premier lieu, celui de l’apprentissage du métier de faucheur qui occupe une place importante dans le premier volume. Les principes de la formation s’appuient en premier lieu sur un élément philosophique, d’abord l’éradication de l’imaginaire avant celle des humains. Ainsi pour son premier « cours de fauche », la Petite Mort tout excitée demande à son père dans quelle zone de guerre ils se rendront : Kenya? Afghanistan? Bande de Gaza? pour se faire répondre que « Normalement tout être humain perd l’innocence avant de perdre la vie. Il est donc plus facile de tuer l’imaginaire que de tuer un être humain. Ton entraînement va donc commencer par les personnages fictifs » (volume 1, p. 14). Le père félicite son fils pour l’acquisition de cette compétence et lui enjoint de continuer à la pratiquer en « allant faucher les héros des romans, de dessins animés ou de jeux vidéo. Bientôt tu pourras faucher les âmes » (volume 1, p. 17). Très fiers, ses parents lui décernent le B.F.I. (brevet de fauche de l’imaginaire) et son père l’invite à passer une autre étape celle de « la fauche accompagnée » (volume 1, p. 23), comme s’il était un conducteur en formation. Sous la direction de son père, le jeune garçon fait la première expérience de « couper le fil [avec une faux] qui retient à la vie » l’un des premiers astronautes, Buzz Aldrin, qui agonise sur la lune (volume 1, p. 34), une mise en scène qui rejoint les perspectives « pythonesques ». Ce recours à l’absurde se retrouve dans plusieurs planches qui mettent aussi en évidence les sentiments contradictoires, compassion et cruauté, qui animent le personnage. Par exemple, la Petite Mort reçoit un pourriel provenant d’une femme vivant en Afrique qui se prétend en phase terminale et est prête à léguer sa fortune. Pleine de compassion, munie de sa faux, elle se précipite à son chevet, prêt à alléger la souffrance de la rédactrice, pour s’apercevoir qu’il s’agit d’un homme qui emprunte une fausse identité sur Internet pour commettre une arnaque auprès de personnes naïves (volume 1, p. 42). À l’inverse, la Petite Mort, devenue plus autonome, conseille à un malade atteint du cancer de courir pour sauver sa vie pendant qu’elle compte jusqu’à 10. Mais elle ignore les chiffres de 2 à 10 et le tue, s’excusant de son acte sous prétexte qu’elle ne sait pas encore bien compter (volume 1, p. 74)! Affectée par les sentiments comme l’ennui, la Petite Mort est invitée par sa mère à aller faucher des personnes appartenant à des groupes vulnérables comme des vieux (volume 1, p. 7) ou des SDF (volume 1, p. 50), mais aussi des couples d’amoureux le jour de la Saint-Valentin (volume 1, p. 73), des suggestions que le jeune faucheur n’apprécie pas tant ces tâches sont répétitives.

 

L’ambivalence face à la reconnaissance de sa puissance mortifère est aussi mise en évidence. En butte aux sarcasmes et aux moqueries de ses petits camarades d’école où il a du mal à se faire accepter à cause de son apparence et des objets qu’il transporte comme son cartable à la marque féminine, il les prévient qu’il les tuera tous (volume 1, p. 8). Comme cadeau de Noël, il demande un super tsunami, qui semble être un jeu vidéo car, dit-il, « On peut ainsi tuer des personnages en plus ». Suite à ce voeu, son père lui fait cette réflexion : « Ah vous les jeunes, il vous en faut toujours plus! Moi, dans mon enfance, à Noël on se contentait d’une bonne guerre » (volume 1, p. 46), recourant ainsi à une forme d’humour noir particulièrement grinçant. Dans d’autres planches, par contre, la Petite Mort est réticente à recourir à son pouvoir. Elle ne peut se résoudre à établir des relations d’amitié avec des garçons qu’elle fréquente à l’école, car elle ne veut pas mélanger travail et amitié (volume 1, p. 19 et p. 39) puisqu’elle devra les faire mourir un jour ou l’autre. Elle finit par s’attacher à Ludovic, un petit garçon victime de violence de la part de son père adoptif et gravement malade, pour qui elle prête à tuer une personne âgée à sa place, sacrifiant en fin de compte son chat pour l’épargner. Par la suite, la Petite Mort, découvrant les affres de la jalousie, entre en compétition avec Ludovic car ils tombent amoureux d’une même jeune fille, ils resteront amis jusqu’à la mort de Ludovic, si gravement malade que la Petite Mort sera obligée de le faucher. L’amour reste un enjeu problématique, en particulier dans le troisième volume où la Petite Mort réussit à établir une relation de couple et à avoir un enfant, non sans affronter des conflits qui se résoudront après un long cheminement réflexif de la Faucheuse qui finit par comprendre la profondeur de sa relation avec sa conjointe : « Je n’ai rien compris à ce qu’était la mort. Mais je sais que la vie c’est vieillir avec toi au milieu des fleurs » (tome 3, p. 87).

 

Les fleurs jouent d’ailleurs un rôle significatif dans la vie de la Petite Mort et ce thème revient dans chacun des volumes. En classe, interrogé sur le métier qu’il fera une fois grand, il déclare qu’il deviendra fleuriste et jure qu’il conjuguera les deux occupations de faucheur et de fleuriste, à ses yeux compatibles puisque les fleurs servent aussi à orner les tombes (volume 1, p. 8, 69). Il espère ainsi travailler dans une boutique de fleurs (volume 2, p. 53), les achète (volume 2, p. 81) et les cultive dans ses moments de loisir (volume 3, p. 52).

 

Le lexique thanatologique est aussi mis à contribution pour en détourner le sens et jouer sur les mots. Par exemple, la marque du cartable scolaire de la Petite Mort, « Hello Kittu », joue sur l’assonance entre « Kitty », le prénom original du personnage japonais féminin, et « qui tue » pour réaffirmer la fonction essentielle de la Faucheuse (volume 1, p. 8). Son père annonce que la « mort est fauchée » pour signifier qu’il n’a pas d’argent (volume 1, p. 77), alors qu’un des amis de son fils, devant une penderie fermée, se demande s’il y a un « squelette dans un placard » (volume 2, p. 14). Son grand-père déclare : « Je suis mort de rire », ce qui provoque la perplexité de la Petite Mort qui se demande : « Comment ça, mort? On ne peut pas mourir, on est la mort… » (volume 2, p. 28).

 

D’autres glissements sémantiques sont à noter comme ceux de « gai furoncle » pour gai larron ou de mortuus operandi au lieu de modus operandi (volume 2, p. 28) et au lieu de parler d’impôt sur le revenu, l’un des personnages fait mention d’un « impôt sur le revenant » (volume 3, p. 21).

 

De rares occurrences d’humour scatologique sont aussi présentes dans ce corpus. Dans l’une des planches, le père utilise l’expression de trompettes de la mort pour signaler l’émission d’un pet sonore (indiqué par l’usage de l’onomatopée Prout, rédigée en gros caractères) et malodorant (suggéré par un nuage vert) (volume 1, p. 69). Dans une autre page, lorsque l’enfant demande à sa mère si elle lui a acheté du « caca cola », celle-ci lui répond qu’elle lui a rapporté du « pipi cola », ce qui suscite la colère de l’enfant qui, fâché, lui crie qu’il préfère le caca au pipi (volume 2, p. 73).

 

Ces albums présentent donc une vaste palette de situations et de réflexions sur le statut, les dilemmes existentiels, les difficultés du métier de Faucheur et ses incongruités, des thèmes qui se retrouvent aussi dans les dessins humoristiques disponibles sur Internet.

 

Le traitement de la Grande Faucheuse dans les dessins humoristiques sur Internet

Contrairement aux bandes dessinées qui permettent le développement d’un scénario, le dessin humoristique ne comprend qu’une case, ce qui exige le déploiement de compétences artistiques pour pouvoir, avec une économie de moyens (personnage, courts textes percutants, symbolisme), transmettre un message susceptible de provoquer le rire ou le sourire, qui semble reposer essentiellement sur le recours à l’incongruité (Shahaf, Horvitz et Mankoff, 2015). Ce traitement est clairement présent dans les dessins collectés sur Internet et mettant en scène la Grande Faucheuse. Un premier thème que l’on peut dégager dans ce corpus porte sur les relations de ces personnages avec leur entourage familial et les modalités de leur socialisation, un motif, comme on l’a vu, dominant dans la bande dessinée de La Petite Mort. Les images utilisent le plus souvent les symboles de la faux et recourent au lexique lié aux références au vivant pour mettre en évidence les incongruités de la situation.

 

Dans un dessin[8], le père admoneste son enfant qui est par terre pour sa maladresse dans la manipulation de la faux, ce qui l’a fait chuter, en lui disant : « Combien de fois t’ai-je dit de ne pas courir avec des faux? » La crise liée à l’adolescence d’un Faucheur est aussi soulignée[9], le père exprimant sa colère envers son enfant attablé qui se verse des céréales provenant d’une boîte où le mot « Vie » apparait en gros caractères, tandis que la mère tente de le calmer en lui faisant remarquer que « Junior est seulement en train de passer par un stade de rébellion[10]. » L’apprentissage du métier, qui s’accompagne d’étapes et d’erreurs, est mis en scène. On voit ainsi une Faucheuse portant une casquette avec la mention « En formation » qui observe une boîte sur laquelle figurent les mots « Cultures vivantes Live cultures », alors qu’une seconde Faucheuse l’informe de la stratégie d’initiation au métier : « Nous commencerons avec toi lentement. » Dans une seconde image[11], deux Faucheuses contemplent un cadavre sur un lit qui a une faux couverte de sang plantée dans sa poitrine. La plus âgée des Faucheuses fait remarquer à sa cadette : « En réalité, fiston, la faux n’est qu’un symbole, mais j’apprécie ton initiative. »

 

Dans un autre dessin, le personnage est présenté muni des éléments symboliques habituels, mais vêtu d’une robe à fleurs roses qui le rend ridicule[12]. Sa mère, très protectrice, lui prodigue des compliments sur son apparence (« Tu as l’air si belle dans ta nouvelle robe! ») ainsi que des conseils incongrus pour améliorer son maintien et éviter des problèmes de santé : « Une plus petite faux ne serait-elle pas moins lourde? Change d’épaule de temps en temps, sinon tu vas attraper un mal de tête. Mets des chaussures; tu vas attraper la mort! »

 

D’autres dessins se penchent sur les adaptations technologiques nécessaires à la modernisation du métier de Grande Faucheuse. Dans l’un d’entre eux[13], la Faucheuse, dans un bar, confie à son voisin que la faux est maintenant obsolète, remplacée par une machine plus performante : « La faux?... Oh, elle a disparu il y a des années. J’ai une nouvelle moissonneuse-batteuse dans le stationnement. » La modernisation des équipements passe aussi par l’accès aux ressources offertes par Internet, sites ou réseaux sociaux, qui modifient la conduite professionnelle et les stratégies de communication. On trouve aussi un dessin où la Faucheuse[14] prévient un homme que « C’est juste une visite préliminaire. Mon site Internet Faucheuse.com vous transmettra des détails ultérieurement ». Dans un autre dessin[15], la Faucheuse annonce qu’elle prolongera la vie de sa victime en échange d’une appréciation positive sur un réseau social : « Marché conclu! Je vous offre une autre année si vous “m’aimez” sur Facebook. »

 

Les effets psychologiques du métier de Grande Faucheuse sont aussi évoqués, soit positivement, soit négativement. Dans l’un des dessins, elle déclare que ce travail lui procure le « sentiment d’être plein[e] de vie[16] », mais l’épuisement professionnel et la dépression guettent aussi comme le suggère un dessin où une femme constate l’air abattu de la Grande Faucheuse et lui fait remarquer : « Je pense que votre travail vous épuise, mon coeur. Vous aviez l’habitude d’être une faucheuse si joviale. » S’ajoutent aussi l’insomnie[17], avec le comptage des moutons squelettiques pour y remédier, et le manque d’affection[18]. La Grande Faucheuse est ainsi amenée à consulter des professionnels de la santé. Dans l’un des dessins, un psychanalyste l’interroge : « Explorons le sentiment que vous avez que les gens veulent vous duper[19] », tandis que dans un autre, un médecin effectue un examen inutile aux rayons X, compte tenu de l’état squelettique de la Grande Faucheuse[20]. Comme dans tout système professionnel, l’estimation de la performance devient une obligation, ce qu’indique un dessin où elle demande aux anges gardiens du paradis de remplir son questionnaire d’évaluation[21]. Et si elle peut prendre des vacances, ses choix des lieux de séjour restent marqués par ses préoccupations professionnelles, devenues obsessionnelles, comme la Vallée de la mort[22] ou Venise[23] – un clin d’oeil au roman Mort à Venise de Thomas Mann.

 

***

La figure de la Grande Faucheuse a joué un rôle significatif dans la personnification et les représentations de la mort, en insistant sur sa dimension tragique dans les arts les productions cinématographiques et télévisuelles contemporaines. Parallèlement, on assiste aussi à un phénomène inverse où la valence thanatologique s’estompe pour devenir l’une des figures du répertoire utilisées à des fins humoristiques dans la culture populaire, le cinéma, les bandes dessinées et les dessins disponibles sur Internet. Ce matériau iconographique fait appel, comme c’est le cas pour d’autres thématiques (maladie, vieillissement, guerre, etc.; voir par exemple, Pourrain et al., 2007) à un traitement de l’humour qui reprend les stratégies majeures dégagées dans ce domaine : incongruités, hostilité, quiproquos, jeux de mots, humour absurde, ce qui désamorce les affects anxiogènes. Cette dédramatisation passe par la mise en scène de la Grande Faucheuse empêtrée, tout comme les vivants, dans les préoccupations du quotidien. À la figure énigmatique, stéréotypée et peu loquace des débuts, se substitue une diversité de personnages mis en scène dans des contextes qui illustrent les dilemmes et les ambivalences qui accompagnent leur socialisation et leur rôle professionnel. Cette analyse exploratoire pourrait être amplifiée en augmentant le corpus des films, des bandes dessinées et des dessins humoristiques pour inclure les productions provenant de divers pays. La recherche pourrait aussi inclure des textes littéraires humoristiques (par exemple, le roman de José Herbert, Signé la grande faucheuse, 2016) et les dessins animés (par exemple, la série télévisuelle Grim & Evil, qui a débuté en 2001 et a duré sept saisons jusqu’en 2007), ce qui pourrait contribuer à approfondir les modalités du traitement humoristique de la Grande Faucheuse et sa réception dans la culture populaire.

 

Parties annexes

Notes

[1]Voir, par exemple, http://www.medievalcollectibles.com/c-979-gothic-grim-reaper-statues.aspx; http://www.allposters.ca/-st/Grim-Reaper-posters_c19196_.htm.

[2]http://www.dailymotion.com/video/x2t4rs_monty-python-le-sens-de-la-vie-part_shortfilms

[3]http://www.montypython.net/meaningmm3.php

[4]Parus entre 2013 et 2015 chez Delcourt.

[5]Extraits traduits par nous.

[6]« The situation, event, realization or finished product is absurdly silly, iconoclastic, verbally or visually vulgar and quickpaced, or if, by human intervention, something has been made to defy all logic. »

[7]Un site Internet, http://www.editions-delcourt.fr/special/lapetitemort/, est consacré à cette BD.

[8]https://www.offthemark.com/cartoons/how%20many%20times%20have%20I%20told%20you%20not%20to%20run%20with%20scythes

[9]https://www.offthemark.com/grim/grim.htm

[10]Les textes anglais ont été traduits par nous.

[11]http://www.funnyjunk.com/Death/funny-pictures/5634445/#

[12]https://www.google.ca/search?q=reaper+mama&espv=2&biw=1440&bih=751&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ved=0ahUKEwi_0b-54__NAhXCGz4KHcqXC-QQ_AUIBigB#imgrc=ojScbrP8Yc_taM%3A

[13]https://www.cartoonstock.com/directory/g/grimreaper.asp

[14]http://www.jantoo.com/cartoons/keywords/web-sites

[15]https://www.cartoonstock.com/directory/i/internet_profile.asp

[16]https://grandmalin.wordpress.com/tag/grim-reaper/

[17]http://www.jantoo.com/cartoon/36533000

[18]http://mathieub.deviantart.com/art/i-need-a-hug-11335095

[19]https://www.pinterest.com/pin/287386019948664316/

[20]https://www.google.ca/search?q=grim+reaper+X+rays&client=safari&rls=en&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ve​d=0ahUKEwj1hJWMoIDOAhXEez4KHVDABwsQ_AUICCgB&biw=1192&bih=764#tbm=isch&q=grim+reaper+X+rays+cartoon&imgrc=UtcMviw5dIMH0M%3A

[21]https://www.pinterest.com/pin/105271710012434535/

[22]http://www.jantoo.com/cartoons/keywords/death-valley

[23]http://www.jantoo.com/cartoons/keywords/gondola

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Résumé

Dans cet article, il est question du mécanisme ludique d’humour noir dans des films d’Anders Thomas Jensen, Quentin Tarantino, Jean-Pierre Jeunet, Ethan et Joel Coen et Olias Barco. Nous partons de la conception de l’humour donnée par Freud comme stratégie d’économie d’affects, et cherchons à l’enrichir en proposant une analyse des caractéristiques formelles du jeu entre réalisateur et public. Les films en question offrent des morts violentes traitées avec désinvolture. Même si une telle violence produit visuellement un choc, le plaisir ludique est présent qui inscrit le jeu humoristique dans une positivité d’ethos. Notre approche range la mort dans le tragique plus que dans la tristesse, à savoir dans le domaine d’une tension insoluble. Les films étudiés traitent de la mort nécessaire et cruelle sur le mode de simulacre qui permet à une multiplicité subjective de s’exprimer comme source de recomposition de sens et de joie.

 

Mots-clés : Mort, humour noir, meurtre, jeu, film, simulacre

Abstract

This article addresses the game technique of dark humor in films by Anders Thomas Jensen, Quentin Tarantino, Jean-Pierre Jeunet, the Coen brothers and Olias Barco. We start from the Freudian conception of humor as psychic economy of affects and enrich it by offering the analysis of the formal characteristics of a game between the director and the audience. The films concerned by this study offer violent deaths treated in an offhand manner. Even if such violence generates a visual shock, pleasure at work provides the humorous game with a positive ethos. Our approach sees Death as tragic more than sorrowful. This distinction places Death in the domain of an unsolvable tension. The films studied deal with a necessary and cruel death on a mode of simulacrum allowing a subjective multiplicity to express itself as a source of composition of meaning and joy.

 

Keywords: Death, dark humor, murder, game, film, simulacrum

Corps de l’article

Dans ce travail, il est question des mécanismes ludiques d’humour noir dans quelques films de Quentin Tarantino, Anders Thomas Jensen, Jean-Pierre Jeunet, Ethan et Joel Coen et Olias Barco[1]. Chaque oeuvre retenue a la particularité d’offrir des images de violence et de mort répétées dans une optique de dérision[2]. Cette sélection de films illustre ce que le réalisateur mexicain Mario Bellatin qualifie d’horreur de la postmodernité, à défaut selon lui d’une meilleure appellation (Driver, 2015, p. 133). Il s’agit de l’horreur banale, dépourvue de grandeur, qui fait chavirer la vie des citoyens ordinaires ou des criminels dans une frénésie absurde de mort et de destruction. L’humour procède dans de tels cas de la représentation aussi incongrue qu’insistante de la destruction de la vie dans une apparence de légèreté. Le procédé humoristique à l’oeuvre vient de l’exploitation de la béance soudainement donnée au public de la contingence de l’être. En fin de compte, naissance et mort des personnages se rejoignent à l’écran dans une même facticité[3].

 

Dans le cadre de la réception par un destinataire, les films choisis jouent du voyeurisme. Le spectateur est exposé à des morts violentes qui font voler en éclat la quiétude d’un monde ordinaire dont l’existence ne semble justifiée que pour mener à une catastrophe finale. La facticité exprimée par la désinvolture réduit considérablement l’importance de la vie et de la mort. Nombreuses sont les scènes qui par percée, explosion, empoisonnement, mutilation portent atteinte à l’intégrité du corps et de la personne au point d’écarter du discours filmique toute responsabilité éthique. Indépendamment de l’origine géographique du réalisateur ou de la variété d’univers diégétiques, les procédés humoristiques sont similaires, en ce que l’horreur morbide détruit tout en apportant du plaisir. La violence du choc visuel chez le spectateur peut entrainer un rejet temporaire mais celui-ci s’efface rapidement devant la représentation de scénarios agressifs.

 

La conception freudienne de l’humour entendu comme stratégie de plaisir pris à l’économie d’affects face aux attaques du monde extérieur ne couvre pas les cas de douleur extrême et de mort qui caractérisent la variante de l’humour noir. Par-delà la négativité simple d’une économie, notre approche complémente de telles situations extrêmes au moyen de la positivité d’une recomposition du sens. Le point de départ est la question du tragique entendu comme conflit ou tension insoluble. Les films abordés traitent sur un mode ludique d’un événement tragique beaucoup plus que triste, celui d’une mort inévitable et cruelle. Le jeu s’inscrit pareillement au coeur d’une tension entre esprit de sérieux et légèreté. Notre questionnement touche à la rencontre du jeu humoristique et de la tension tragique de la mortalité.

 

La gageure d’une pensée de la mort n’est en rien une découverte. Et les films retenus ne cherchent pas à donner un sens à la mort, en ce qu’elle « ne constitue jamais un événement qui arrive » (Blanchot, 1971, p. 327), ou encore en ce que dans son altérité elle échappe à tout savoir[4]. Plus qu’à titre d’objet, les films considérés abordent la mort sur le mode du simulacre, à savoir comme machine de multiplicité du sujet producteur mais aussi du récepteur. Dans ce sens, nous proposons d’aborder l’humour noir comme instrument de jeu-à-la-mort, portant en lui un devenir ou ethos créateur à l’endroit de la recomposition supposément impossible d’un sens à travers la mort et la violence qui l’accompagne. Les films humoristiques sur la mort traitent-ils à ce titre de celle-ci? La réponse est positive en ce que le tragique peut se manifester sans anéantissement du sens, cela sur le mode d’un jeu dont il faudra dégager les caractéristiques opératoires.

 

L’humour entre élévation et plongée

Nous devons à Freud une définition précise du mécanisme humoristique par rapport au comique : « la nature de l’humour réside en ce que l’on économise les affects auxquels la situation donnerait lieu, et que l’on suspend par une plaisanterie une telle expression de sentiments[5] ». L’économie d’affects touche ainsi au domaine émotionnel, ce qui lui confère ce pouvoir d’anesthésie du coeur face au malheur dont parle Henri Bergson dans ses analyses sur le rire. Dans Pourquoi rit-on? Sarah Kofman (1985) rappelle cette spécificité de l’humour par rapport aux autres catégories du comique[6]. Un tel caractère libératoire, s’il trouve sens dans une économie globale de la libido, n’en participe pas moins d’un esprit d’à-propos mobilisé dans l’instant. Réactif ou préventif, il embrasse peu une nature générale d’ethos. En sus de la dimension libératrice, l’humour opère un rôle élévateur. « Le grandiose réside en apparence dans le triomphe du narcissisme, dans l’invulnérabilité supposée triomphante du Moi[7] », ajoute Freud. La thèse économique positionne l’humour sur l’axe de la verticalité, là où l’élévation triomphante de la conscience garantit une suspension temporaire de la douleur.

 

Un tel affranchissement révèle pourtant ses limites si le regard porté vers les cieux n’entraîne pas de rupture avec une gravité entendue dans son sens de pesanteur existentielle. Ainsi que le mentionne Dominique Noguez : « L’humour est chose grave, c’est la chose la plus grave, c’est la seule chose grave. Car, s’il est véritablement déclenché et véritablement compris, il embrasse le tout de l’humaine détresse. Il est solaire et, en même temps, de la nuit la plus noire » (Noguez, 2004, p. 11). Une telle gradation solennelle rappelle l’incipit du Mythe de Sisyphe de Camus et apparie la question de l’humour à celle du suicide. Elle ancre le phénomène humoristique dans l’absurde. La prise en charge d’un malheur par le biais de l’élévation mène aussi bien à l’astre du jour qu’à l’obscurité. Oxymore tragique, il apporte l’« obscure clarté » cornélienne et son éclair illumine brièvement l’humaine détresse. Tout en contraste, l’humour élève en portant vers la lumière, mais ne peut rien en fin de compte contre le poids de l’ombre.

 

Une telle impression ressort de la scène finale de Fargo (1996) des frères Coen, lorsque Gaear Grimsrud achève de passer au broyeur végétal le corps de son acolyte et celui de leur otage. Dans un paroxysme de dérision, la victime est réduite à un pied couvert d’une chaussette qui dépasse de la machine. Le symbolisme de la scène repose sur un contraste de couleurs, alors que la projection de sang et de lambeaux de chair humaine par la machine ruine la blancheur immaculée de la neige. La manifestation de l’humour noir dans un contraste saisissant de couleurs jouant de la gamme du clair-obscur est aussi présente dans la scène d’explosion finale d’Inglourious Basterds (2009). Dans cette séquence nocturne et infernale qui suit la projection des exploits d’un sniper de la Wehrmacht, le cinéma de quartier devient l’incinérateur de l’élite du Troisième Reich. Les films d’humour noir ont cet avantage de donner à voir par le contraste des couleurs vives l’oxymore d’une poussée à la fois solaire et nocturne. L’humour est une fusée qui embrase momentanément une nuit de souffrance avant de laisser l’obscurité reprendre ses droits.

 

Le motif de l’illumination brutale, explosive, portée par les balles et les gerbes de feu et accompagnée par un jaillissement de sang, exprime d’une manière saisissante la portée de l’humour comme poussée verticale vers l’anéantissement du sens. Il coïncide à la mort symbolique de l’éthique. L’éclair marque sur le mode visuel la perte d’identification avec les personnages. Avec le triomphe de l’arbitraire et de la violence (voire de la cruauté) coïncide l’effondrement de l’édifice moral dans une cataracte de couleurs. La fusée de l’humour perce la vie humaine au coeur de son insignifiance et opère une plongée dans l’esthétique.

 

Questions d’engagement : une ambiguïté éthique

Milan Kundera rappelle à cet égard le lien entre humour et relativisme moral : « L’humour : l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger des autres; l’humour : l’ivresse de la relativité des choses humaines; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude » (Kundera, 1993, p. 45). La certitude de l’absence de certitude est certes une pierre de touche esthétique de l’univers du roman, mais l’esprit de décentrage moral souffle tout aussi bien dans le film.

 

L’ambiguïté du message consiste-t-elle toutefois en un deuil effectif de la moralité et d’une certaine réserve au profit du simple divertissement? L’évolution du cinéma de Tarantino peut par exemple donner cette impression, d’autant plus que le réalisateur reconnait offrir des scènes plus visuellement brutales à l’écran[8]. The Hateful Eight (2015) montre ainsi la mort successive de chaque personnage de la manière la plus crue possible. Pulp Fiction (1994) se contentait à l’opposé d’évoquer le meurtre accidentel de Marvin par une balle perdue de Vincent. Anders Thomas Jensen garde de même la violence meurtrière hors-champ dans Lumières dansantes (2000), pour la montrer plus directement dans un film comme Adam’s Apples (2005). La retenue imposée par un tabou disparaît chez ces réalisateurs pour soumettre l’ambiguïté morale à une visibilité directe.

 

Parmi les films de cette étude, Mic Macs à Tire-Larigot (2009) de Jean-Pierre Jeunet semble au premier abord relever de l’exception. Les marchands d’armes Fenouillet et Marconi sont in fine punis de leur cupidité par une mise en scène d’enlèvement montée par le groupe d’amis. Mais force est de reconnaître que la mort n’entraîne pas de véritable correction éthique livrée à la fin de l’histoire. L’assassinat réussi ou raté fait l’objet d’une esthétisation pleine de fantaisie burlesque qui ne va pas sans rappeler celle des dessins animés ou de la bande dessinée. Elle devient un motif de divertissement, lorsque les corps des victimes de mines antipersonnel disparaissent en direct comme par magie dans un panache de fumée ou lorsque le front de Bazil est touché par une balle perdue au terme d’une trajectoire improbable.

 

Les films étudiés sont des oeuvres à part en ce qu’ils reposent sur un paradoxe : les meurtres y sont légion, mais la mort ne constitue pas l’enjeu principal de la narration. Noguez exprime une telle pratique du désengagement jubilatoire au sujet de l’attitude humoristique : « c’est la posture la plus désespérée qu’on puisse adopter dans une vie d’homme. Et ainsi, pour peu qu’on y mette un zeste de jubilation, on arrive au paradoxe de l’humour, qui est, à la limite une abjection feinte. L’homme de l’humour y trouve, en tout cas, la juste façon d’être au monde : le plus loin possible des hommes, jusqu’à ne plus sembler appartenir à leur espèce, et cependant inextricablement lié à eux, ne serait-ce que par ce puissant mouvement de rejet qui les éloigne de lui – et qu’il comprend fort bien, qui serait le sien s’il était à leur place » (Noguez, 2004, p.37-38). Aussi sommes-nous dans une situation de représentation filmique où la mort des personnages participe d’un jeu complexe de désengagement.

 

Le problème posé par ce cinéma touche à l’indécision entre un poids insupportable et une légèreté non moins intolérable face à la destruction violente de la vie humaine. L’humour noir offre-t-il un nihilisme au voisinage de la mort ou au contraire un pathos exacerbé sous couvert de désengagement? Dans ces oeuvres, le choc provient moins d’une distanciation que de l’indécidabilité entre deux attitudes. La première renvoie à un effondrement du sens lié à l’insignifiance de la vie humaine; la seconde, au contraire, pousse cette dernière au pinacle et le traitement dérisoire manifeste une hypersensibilité à fleur de peau. Cette deuxième option ressort du cynisme qu’on aurait pourtant tort d’interpréter comme une démission morale. Vladimir Jankélévitch définit une telle attitude paradoxale comme « un moralisme déçu et une extrême ironie [...] Le cynisme n’est autre chose, […] qu’une ironie frénétique et qui s’amuse à choquer les philistins pour le plaisir; c’est le dilettantisme du paradoxe et du scandale » (Jankélévitch, 1999, p. 15). En plus de l’amusement pris à choquer, l’humour noir du cinéma de Tarantino, Jeunet, Jensen, Coen et Barco serait en fait messager d’une philosophie vertueuse sous un vernis d’outrage.

 

L’ambiguïté exprimée par Kundera témoigne pourtant d’une irrésolution dialectique fondamentale qui masque les intentions de départ. L’humour noir est d’abord un jeu avec le sens, si le terme de jeu garde toute sa richesse. Au premier abord, le ludisme peut sembler absent de Kill Me Please (2010) ou de The Hateful Eight, dans la mesure où tous deux aboutissent à la destruction d’individus sans espoir quelconque de salut.

 

La nature précise du jeu de l’humour avec la mort ou la violence nous échappe, si l’on prête au ludisme la recherche d’une issue joyeuse. À cet égard, nombre de philosophes inscrivent le rapport à la mort dans une logique d’angoisse, autrement dit de frayeur sans objet identifiable qui se produit lorsque nous constatons que l’existant glisse, s’affaisse devant une indifférence, une absence de contours et de sens[9]. Indépendamment de l’existence d’un au-delà, l’angoisse qui entoure la perception de la mort tient du néant qui prévient toute représentation. La question d’un jeu avec ce qui angoisse pose problème, dans la mesure où le ludisme ne peut s’encombrer d’un rapport pathétique à son objet. Un rapport ému à la mort anéantirait en quelque sorte toute légèreté ludique. Le pathos mis de côté, il reste à mettre en évidence dans le jeu à la mort les caractéristiques de l’ethos humoristique.

 

Ethos du jeu

D’une manière générale, jouer exerce une fascination qui contribue à son succès. Ainsi que le note Gadamer : « [l]’attrait du jeu, la fascination qu’il exerce consistent […] dans le fait que le jeu s’empare de celui qui joue […] C’est le jeu qui tient le joueur sous le charme, qui le prend dans ses filets, qui le retient au jeu » (Gadamer, 1996, p. 124). La fascination traduit adéquatement le charme presque magique, le sortilège opéré par le jeu qui possède le joueur tel un démon. Les films étudiés captivent à distance d’une manière unique en ce que le spectateur est happé sans révolte par l’exposition des meurtres à l’écran. Il anticipe même avec une certaine délectation la disparition des protagonistes. The Ladykillers (2004) des frères Coen montre ainsi en succession les morts accidentelles des malfaiteurs qui utilisent la maison de Marva Munson comme base arrière. Victimes de leur cupidité et de la malchance, ceux-ci ne sont plus que les termes d’une série qui captive par le simple fait que le spectateur se trouve mobilisé dans un effet d’attente. Pour le public domine le plaisir de deux interrogations simples touchant à l’identité du prochain cadavre sur la liste ainsi qu’au mode fantaisiste de sa disparition.

 

Une particularité du jeu humoristique semble tenir en ce sens à la répétition du motif de mort. Gadamer note avec justesse l’importance du renouvellement à l’oeuvre dans le jeu plus que celle de l’accomplissement d’un objectif. « Le mouvement qui est jeu n’a aucun but auquel il se terminerait, mais il se renouvelle dans une continuelle répétition » (Gadamer, 1996, p. 121). Le jeu devient ethos, lorsque par-delà la simple occurrence, il répète volontairement une destruction absurde. Dans le cas particulier de l’humour noir, une foule de victimes est plus ludique qu’une seule sur laquelle pourrait se cristalliser le pathos de l’identification. Les morts multiples offrent ainsi l’équivalent visuel d’une mélodie envoûtante, chaque mort constituant une période rythmique qui peut être anticipée ou à tout le moins désirée de par la complétude qu’elle requiert.

 

La répétition de la violence et du meurtre fascine en raison du rythme auquel elle invite. À cet égard, les motifs récurrents de danse macabre en Europe sont parlants. Le jeu-à-la-mort comporte une injonction à danser, à valser d’une manière irrésistible, à la manière de pantins impuissants à décider du moment de leur fin. La mort entraîne dans une danse, celle d’une séquence que l’humour noir intensifie dans une représentation visuelle d’accumulation.

 

Un second élément du jeu-à-la-mort est le respect inattendu de l’esprit de sérieux dans le rapport à l’objet. Le ludisme de l’humour noir ne signifie pas que la mort n’est pas prise au sérieux, sérieux qui serait au contraire l’apanage exclusif de la réalité. L’analyse freudienne parle de l’humour comme d’un moment de bravoure du surmoi qui aborderait la réalité menaçante comme un Kinderspiel, un jeu d’enfant. Pourtant, le sérieux pris par les enfants à leurs jeux montre que jouer est tout sauf prendre les choses à la légère. Aussi le sérieux ou son absence n’est-il pas un critère qui permet de caractériser la nature de l’humour (noir). Un trait discriminant est plutôt la genèse d’une réalité parallèle qui prend possession du joueur, ou du spectateur. Le jeu est un processus moyen en ce qu’« il attire, au contraire, [le joueur] dans son domaine et le remplit de son esprit. Celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse » (Gadamer, 1996, p. 127). La réalité humoristique déroute en ce qu’elle fausse les repères habituels d’un paysage familier. Le jeu convie à la découverte d’un cadre nouveau, plus qu’à l’atteinte d’un objectif. Jouer revient à dépayser par de nouvelles règles plutôt qu’à gagner la partie face à la mort, adversaire par définition imbattable.

 

Un dernier élément propre au jeu d’humour noir relève de l’absence d’effort et de tension avec la mort : « Le propre du jeu est que ce mouvement soit non seulement dépourvu de but et d’intention, mais également exempt d’effort. Il se fait comme de lui-même » (Gadamer, 1996, p. 122-123). Cette caractéristique paraît découler de la fascination exercée par la répétition mentionnée plus haut. La réserve face à la représentation du meurtre disparaît progressivement dans l’invitation au jeu. Ainsi en dépit de la noirceur des scènes proposées, Kill Me Please d’Olias Barco introduit une série de meurtres des pensionnaires du centre qui s’impose en fin de compte au spectateur comme une évidence. Les bouchers verts (2003) d’Anders Thomas Jensen suit une logique semblable dans la mesure où le spectateur en vient à s’identifier à Svend, un boucher falot et suant, et à faire sienne l’obsession qui le pousse à trouver de nouvelles victimes qu’il pourra dépecer et vendre aux clients. L’absence d’effort ressenti par le spectateur traduit moins la passivité que la familiarisation progressive avec une rationalité neuve tournée vers une violence extrême. L’humour noir n’offre pas tant une folie du désordre qu’une rationalité poussée à son terme et sur la pente de laquelle il est si simple de se laisser aller.

 

L’ouverture au tragique

Ces trois caractéristiques propres au jeu s’appliquent à l’humour en lui servant de cadre opératoire, voire de moteur pour le premier d’entre elles. Les films de notre étude s’inscrivent dans une logique qui évoque le jeu d’échecs avec la Faucheuse dans Le septième sceau (1957). Une différence est certes notable en ce qu’Ingmar Bergman filme un affrontement qui donne la victoire de la Mort sur l’humain Antonius Block. Le tragique tient à ce que le jeu est perdu d’avance et que la tension naît de la lutte désespérée pour repousser l’échéance du trépas.

 

Le jeu humoristique des films d’humour noir consiste plus à jouer-à-la-mort que contre cette dernière, avec le meurtre pour motif mélodique dominant. Aussi la mort comme anéantissement n’est-elle plus un adversaire que l’on repousse. Elle devient un principe moteur dans une réalité nouvelle où les règles sont différentes. Ainsi le monde d’Anders Thomas Jensen est-il un espace où le crime pénètre la normalité paisible au point de l’habiter. Les scènes d’ouverture et de fermeture de Lumières dansantes et de Adam’s Apples créent des brèches dans l’univers calme et réglé de la campagne danoise par où les forces perturbatrices de cruauté et de violence exercent un pouvoir de fécondation. Les deux films ouvrent ainsi une parenthèse de jeu violent qu’ils referment symétriquement sur la beauté sereine d’un paysage verdoyant. La création d’un monde alternatif marqué du merveilleux des contes, tel le Mississippi onirique de The Ladykillers, ou parfois morne jusqu’à la dérision, telle la campagne du Dakota du Nord et du Minnesota de Fargo, offre également le théâtre où violence et meurtre impriment leurs nouvelles règles. Delicatessen (1991) de Jeunet a quant à lui pour cadre un univers post-apocalyptique où la chair humaine a fini par devenir la principale source de protéines. La violence n’entre pas en conflit direct avec le paysage urbain sombre et menaçant, mais au contraire la souligne. Le film de Jeunet dévoile ainsi une réalité parallèle où l’horreur sanguinaire féconde la normalité décalée d’une certaine France faubourienne pittoresque. Dans ces oeuvres filmiques, le jeu-à-la-mort requiert une géographie où la normalité résonne familièrement chez le spectateur afin de permettre un dévoiement, une contamination par la mort encouragée des personnages. Le jeu présuppose par là une aliénation référentielle subtile par rapport à la familiarité du quotidien ou de l’horizon d’attente.[10]

 

Tous ces films choisissent de montrer la mort comme produit de la nécessité. Vu que l’humour noir s’accommode mal d’un décès paisible, une circonstance de violence ou de cruauté s’impose pour la présenter comme inévitable. La dynamique à l’oeuvre est celle du tragique. En rapport avec la philosophie nietzschéenne, Deleuze exprime une telle dimension du tragique dans des termes qui rejoignent la pluralité ambiguë de l’humour exprimée par Kundera « Le tragique est seulement dans la multiplicité, dans la diversité de l’affirmation comme telle. Ce qui définit le tragique est la joie du multiple, la joie plurielle. […] Tragique désigne la forme esthétique de la joie, non pas une formule médicale, ni une solution morale de la douleur, de la peur ou de la pitié. Ce qui est tragique est la joie » (Deleuze, 1997, p. 19-20). Aussi le tragique qui porte la joie à titre de message est-il cette mélodie qui se déploie exemplairement dans les films de Jensen, Barco et Tarantino. Pour ne citer ici qu’un exemple, The Hateful Eight calque l’intrigue d’une tragédie classique en égrainant au rythme de la progression implacable d’une horloge les morts successives des protagonistes dans un bain de sang aux dimensions de fête sacrificielle. L’ethos humoristique s’y manifeste dans la célébration du tragique comme joie.

 

En dépit de la proximité avec le tragique, ces oeuvres se positionnent loin de toute catharsis aristotélicienne visant à purger le spectateur de la peur et de la pitié, comme c’est le cas dans la tragédie classique.[11] La représentation de la mort à l’écran n’offre pas d’éducation et encore moins de purgation des passions dans laquelle se manifesterait le plaisir de surmonter la frayeur occasionnée par le spectacle de la mort. Et si le jeu n’encourage pas de purgation des forces tragiques, il se nourrit au contraire de leur dynamique spécifique.

 

Rire et simulacre de mort

La clinique du Dr Kruger de Kill Me Please d’Olias Barco cherche à transformer au moyen de l’assistance médicale l’acte « barbare » du suicide violent en un acte encadré et donc de civilisation. « Un jour, le suicide sera un droit de l’homme » assure le directeur de l’institution. Toutefois, la mission humaniste échoue lorsqu’une folie meurtrière généralisée décime tous les protagonistes. L’orgie meurtrière fait le jeu inverse d’une civilisation revendiquée à l’endroit de la mort. L’effet visuel d’accumulation, tout comme chez Tarantino où l’ivresse saborde la norme, la fait sombrer dans la dérision. Aussi le sens n’est-il pas à chercher dans une correction des abus de la société, telle par exemple l’indifférence au suicide. Il réside au contraire dans une joie prise à l’ivresse des profondeurs atteinte lorsqu’il ne reste plus qu’à rire.

 

À propos de sa mission d’assistance, Kruger déclare : « Pour nous c’est très important que ce soit une rencontre avec la mort. » La positivité de l’humour trouve sa racine dans le fait de s’arroger le droit de montrer ce qui choque, mais aussi certainement le non-visible, ce qui échappe à la monstration. Les films d’humour noir parlent-ils en ce sens vraiment de la mort? Il est possible de le dire si le jeu humoristique s’empare du simulacre, qui pour Deleuze « inclut en soi le point de vue différentiel; l’observateur fait partie du simulacre lui-même, qui se transforme et se déforme avec son point de vue. Bref, il y a dans le simulacre un devenir-fou, un devenir illimité… un devenir toujours autre, un devenir subversif des profondeurs, habile à esquiver l’égal, la limite, le Même ou le Semblable : toujours plus et moins à la fois, mais jamais égal » (Deleuze, 1969, p. 298). Le spectateur du film d’humour noir se prête au jeu d’un devenir illimité au moyen de la pluralité des points de vue que lui confère l’humour. Il se livre au jeu de la mise à mort, en tant que victime et bourreau, pour reprendre l’idée du devenir pluriel de l’Héautontimorouménos baudelairien. Le point de vue sur la mort est sans cesse marqué par la différence qui ne la soumet pas à un savoir, mais à la rencontre dans le simulacre. Prendre part au jeu de réjouissance tragique conduit à rire du multiple qui n’est plus simplement propre à l’identification, mais aussi celui de la performance[12].

 

Devant le simulacre de mort, le rire de l’humour noir opère une ouverture du fond des choses, un dévoilement (Bataille, 2002, p. 46). Le jeu opéré dans la différence définit alors un nouveau principe qui est celui d’un devenir jeu-à-la-mort en place d’un être-à-la-mort (Sein-zum-Tode). Une telle modalité du devenir traduit une libération vis-à-vis d’une ontologie en butte avec l’impossibilité d’une représentation. Jacques Derrida exprime ce glissement comme suit : « [l]e rire seul excède la dialectique et le dialecticien : il n’éclate que depuis le renoncement absolu au sens, depuis le risque absolu de la mort » (Derrida, 2001, p. 376). Aussi, l’esthétisation du meurtre ou du massacre n’invite-t-elle pas à un simple revirement dialectique de la morale vers une antimorale. La perte de sens est la violence même faite au spectateur contraint de contempler l’horreur faite à ses semblables. Pourtant, c’est sûrement dans une telle violence que le public goûte une force de mouvement libératoire, pour reprendre les termes d’Éric Weil[13].

 

Féconde dans le jeu-à-la-mort de l’humour noir en dépit de la violence, une telle liberté contribue activement au plaisir pris à la gravité de l’humour. Dans Le Vent Paraclet, Michel Tournier fait subir à l’humour une transformation de couleur élémentaire[14]. De noir, l’humour devient blanc. « L’homme qui rit blanc vient d’entrevoir l’abîme entre les mailles desserrées des choses. Il sait tout à coup que rien n’a aucune importance. Il est la proie de l’angoisse mais se sent délivré par cela même de toute peur » (Tournier, 1977, p. 199). Noir ou blanc, la tonalité chromatique importe assez peu, du moment que la peur s’éclipse dans l’instant. La question du sens du désastre ou de la douleur qui se pose évidemment dans les films d’humour extrême, mène à la joie prise dans un simulacre de mort. L’accent doit être mis sur le subterfuge voulu de concert par le spectateur et le réalisateur. « Le sens est en fonction du jeu » (Derrida, 2001, p. 382) nous rappelle Derrida. Un des protagonistes de Kill Me Please constate sobrement au sujet d’un des pensionnaires assassinés : « Il est mort. » La phrase est toute de candeur et de nudité, mais elle résume la nature du jeu qui s’opère. À travers l’humour, souffle la mort. À travers lui souffle également la légèreté face à un ludisme pleinement assumé.

 

Parties annexes

Notes

[1]Cette étude porte sur les seuls films suivants : Adam’s Apples, Lumières dansantes, Les bouchers verts d’Anders Thomas Jensen, Delicatessen et Mic Macs à Tire-Larigot de Jean-Pierre Jeunet, Inglourious Basterds et The Hateful Eight de Quentin Tarantino, Fargo et The Ladykillers d’Ethan et Joel Coen, Please Kill Me d’Olias Barco.

[2]Nous entendons par dérision un comique de dégradation ancré dans la connivence avec un public. Voir Sternberg-Greiner, 2003, p. 223.

[3]« La mort est un pur fait, comme la naissance : elle vient à nous du dehors et elle nous transforme en dehors. » (Sartre, 1991, p. 604)

[4]Ainsi pour Lévinas, la « mort est le plus inconnu des inconnus. Elle est même autrement inconnue que tout inconnu […] La mort est d’abord le néant du savoir » (Lévinas, 1995, p. 157).

[5]Ma traduction du texte original : « das Wesen des Humors besteht darin, daß man sich die Affekte erspart, zu denen die Situation Anlaß gäbe, und sich mit einem Scherz über die Möglichkeit solcher Gefühlsäußerungen hinaussetzt. » (Freud, 1963, p. 384)

[6]« Le mot d’esprit, par le simple jeu de l’activité psychique, épargne la dépense nécessitée par l’inhibition tandis que le comique épargne celle nécessitée par la représentation et l’humour celle nécessitée par le sentiment. » (Kofman, 1985, p. 15)

[7]Ma traduction du texte original : « Das Großartige liegt offenbar im Triumph des Narzißmus, in der siegreich behaupteten Unverletzlichkeit des Ichs. » (Freud, 1963, p. 385)

[8]« In fact, in Inglourious Basterds, I don’t do it off-camera anymore – I get you a bit closer to the scalping. » (Peary, 2013, p. 156)

[9]Dans Qu’est-ce que la métaphysique? Heidegger exprime cette relation entre angoisse et néant : « L’angoisse révèle le Néant. » (Heidegger, 1968, p. 59)

[10]Dans une logique d’horizon d’attente, nous pensons par exemple aux règles de mise à mort dans le genre du western qu’un paroxysme de violence dévoie dans The Hateful Eight.

[11]La Poétique exprime les motifs de la tragédie en ces termes : « [Elle] est la représentation d’une action noble, menée jusqu’à son terme […] et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre d’émotions. » (Aristote, 1966, p. 53, 49b 24-27)

[12]Dans le Nachlaß, Nietzsche exprime cette dimension au moyen de l’hyperbole divine : « Die tragischen Naturen zu Grunde gehen sehen und noch lachen können, über das tiefste Verstehen, Fühlen und Mitleiden mit ihnen hinweg – ist göttlich. » (Nietzsche, 1977, p. 63)

[13]« [Elle] est comprise dans ce qu’elle est positivement, le ressort sans lequel il n’y aurait pas de mouvement; […] elle est, dans sa totalité, la positivité de l’Être qui se reconnaît raisonnablement comme liberté. » (Weil, 1967, p. 55)

[14]Pour obtenir un exposé exhaustif des variantes de couleurs associées au discours humoristique, le lecteur peut s’en rapporter à L’arc-en-ciel des humours de Dominique Noguez (2010).

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Résumé

Cet article a pour objectif d’explorer, dans le cadre de la critique freudienne, les concepts transdisciplinaires et novateurs d’humour et de comique pervers nécrophiles. Afin de perturber les repères moraux, esthétiques et sexuels des lecteurs, les oeuvres romanesques les plus « baroques » du marquis de Sade proposent parfois, au gré des scenarii pervers, des traitements humoristiques et/ou comiques de pratiques ou de fantasmes nécrophiles.

 

Mots-clés : Marquis de Sade, critique freudienne, humour et comique pervers, humour et comique pervers nécrophiles

Abstract

This article aims to explore, within the framework of Freudian critique, transdisciplinary and innovative concepts of perverse necrophilic humor and comedy. In order to disturb the readers’ moral, aesthetic and sexual points of reference, the strangest novels of the Marquis de Sade (The One Hundred and Twenty Days of Sodom, Juliette or Justine) sometimes offer, according to the perverse scenarios, humorous treatments and/or comical practices or necrophilic fantasies.

 

Keywords: Marquis de Sade, Freudian critique, perverse humor and comedy, perverse necrophilic and comic humor

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Nos travaux, qui associent un support littéraire, des romans du marquis de Sade et la psychopathologie, appartiennent au champ de la critique freudienne, et, plus précisément, au domaine de la psychobiographie, méthode qui privilégie l'axe de la personnalité de l'écrivain[1]. Sade est un cas clinique. Notre recours à la psychanalyse et à la psychiatrie est justifié. Les « diagnostics »[2] que nous formulons sur sa personnalité sont « opératoires », c’est-à-dire utilisés pour interpréter ses écrits. Si nous restons dans le domaine de l’exégèse littéraire, nous ne sommes plus dans celui de la stylistique[3]. Nous nous intéressons en effet : i/ aux contenus des récits sadiens, c’est-à-dire à ses fantasmes, narrativisés dans des scenarii pervers; ii/ aux personnages, incarnations délirantes des tendances de sa personnalité multipathogène.

 

L’humour, loin de n’être qu’un procédé littéraire, fait partie des mécanismes réactionnels de défense[4] contre les agressions des réalités extérieures. Dans une lettre, le marquis de Sade s’imagine bourreau de Mme de Montreuil, sa belle-mère, responsable de ses incarcérations :

 

« Voilà le cent onzième supplice que j’invente pour elle. Ce matin, en souffrant, je la voyais, la garce, je la voyais écorchée vive, traînée sur des chardons et jetée ensuite dans une cuve de vinaigre [...]. Et j’augmentais ses tourments, et je l’insultais dans sa douleur, et j’oubliais les miennes [sic]. La plume échappe. Il faut que je souffre. Adieu, bourreaux, il faut que je vous maudisse. »

 

Sade, 1973b, p. 375-376

Malgré la réalité de la prison, il s’amuse avec sa situation, la renverse, à son avantage. Ses scenarii lui permettent aussi de jouer : i/ avec les symptômes de ses pathologies; ii/ avec les « normes » sexuelles (« génitales »); iii/ avec, à l’occasion de séances oniriques, diurnes et nocturnes, ses fantasmes prégénitaux (ou pervers). Grâce au renforcement, en prison, de son Sur-moi[5], de sa capacité à symboliser, il les met en scène dans des scenarii de plus en plus délirants. Il décrit cette méthode d’écriture onirique dans l’Histoire de Juliette (HJ, t. 3, p. 752- 753[6]). C’est dans cette « folle » surenchère que réside l’humour pervers[7]. Allié du principe de plaisir[8], ce procédé contribue à rendre son monde fictif plus conforme à son narcissisme[9] pathologique (Denis, 2015, p. 7-9).

 

Pour agrémenter ses mises en scène, Sade a le choix entre le comique pervers, procédé grossier, proche des processus primaires et l’humour pervers, procédé sophistiqué, proche des processus secondaires[10]. Alors que le comique pervers, procédé théâtral, fait rire, l’humour pervers ferait plutôt sourire. L’humour pervers propose une sublimation[11] plus élaborée des pulsions. Des scenarii où apparaît l’humour pervers ont même une portée existentielle[12].

 

Avant ses incarcérations, Sade aimait se divertir, aux dépens de ses domestiques, avec des cadavres : « des os de morts trouvés dans le jardin [...] ont été apportés par celle des filles qui se nomme Du Plan [...] on en a fait la plaisanterie, bonne ou mauvaise (je vous la livre) d’en décorer un cabinet; ils ont été authentiquement employés à cela et déposés dans ce jardin quand la plaisanterie, ou plutôt la platitude, a cessé » (Sade, 1973a, p. 272). Le marquis a transmis à ses créatures[13] son goût pour le sadisme et le macabre ludiques[14]. Juliette, l’une de ses projections féminines dégénérées, visite une inquiétante galerie, qui rappelle le cabinet (réel) :

 

Une idée bizarre est exécutée dans cette salle. On y voit un sépulcre rempli de cadavres, sur lesquels peuvent s’observer tous les différents degrés de dissolution, depuis l’instant de la mort, jusqu’à la destruction totale de l’individu. Cette sombre exécution est de cire, colorée si naturellement, que la nature ne saurait être ni plus expressive, ni plus vraie. L’impression est si forte, en considérant ce chef-d’oeuvre, que les sens paraissent s’avertir mutuellement. On porte, sans le vouloir, la main au nez; ma cruelle imagination s’amusa à ce spectacle; à combien d’êtres, ma méchanceté a-t-elle fait éprouver ces affreuses gradations...

 

HJ, t. 3, p. 730. C’est nous qui soulignons

Les nuances de la décomposition, phénomène naturel abject, deviennent, ici, des spectacles esthétiques, pédagogiques et même comiques. Les cadavres en cire sont utilisés pour effrayer le spectateur fictif mais aussi, implicitement, le lecteur réel. Nous retrouvons, dans cette mise en scène baroque[15], l’esprit manipulateur « urétral »[16] des farces et attrapes. Ces jeux avec les fantasmes (ou pratiques fictives) nécrophiles[17] font surgir l’outrance manifeste[18] nécessaire[19] à l’apparition du comique et/ou de l’humour pervers nécrophile[20]. Les scènes nécrophiles contribuent à la révolte du marquis de Sade contre les « normes » sexuelles et à l’idéalisation, connexe, des perversions. En sexualisant les cadavres, les nécrophiles les rendent encore « fonctionnels ». Absurdes per se, elles sont propices à l’humour.

 

Nous avons relevé plusieurs types de fantasmes nécrophiles qui font l’objet, chez Sade, de traitements comiques et/ou humoristiques.

 

1. La nécrophilie au sens large

Même si l’absence de relations avec sa mère aurait pu contribuer à entraîner Sade vers des tendances à la nécrophilie[21], c’est surtout sa polymorphie perverse structurelle et son désir de choquer les lecteurs vertueux qui expliquent le mieux son attirance pour les thèmes morbides. Sa nécrophilie est fantasmée, littéraire, ludique. L’évocation de son propre cadavre est même l’occasion de plaisanteries ante mortem : « je veux qu’il soit placé, sans aucune espèce de cérémonie, dans le premier taillis fourré qui se trouve dans ledit bois » (Lever, 1991, p. 652). Rares sont les écrivains qui ont réussi à jouer avec les modalités de leur enterrement.

 

Dans une lettre à sa femme, et à partir d’un délire interprétatif, il s’amuse avec l’idée d’ouvrir, post mortem, le corps de sa belle-mère, responsable de ses incarcérations :

 

« Il faut que ta mère [Mme de Montreuil] soit exactement ivre ou folle à enchaîner, de risquer les jours de sa fille, pour former un 19 et 4, ou 16 et 9 et ne pas être lasse de cela depuis douze ans. Oh! Quelle indigestion de chiffres elle avait cette vilaine femme! Je suis persuadé que si elle était morte avant l’irruption, et qu’on l’eût ouverte, il serait sorti des millions de chiffres de ses entrailles. »

 

Sade[22]

Sade donne une version comique du fantasme gynécophobe[23] et nécrosadique de l’ouverture du corps féminin. Ce genre de chutes amusantes évite temporairement au marquis le piège de la psychose, objet d’une véritable phobie : « attaqué dans la folie psychotique, le moi en tant qu’instance unifiée finit par triompher dans l’humour » (Racamier, 1973, p. 666, c’est lui qui souligne). Le marquis et Olympe, une nouvelle projection féminine, ont le même goût pour l’humour et le comique macabres :

 

« Cette dépouille que nous laissons sur terre n’est plus que ce qu’étaient nos excréments [...] le seul soin qu’il mérite [...] est de le faire enterrer, brûler, ou de le faire manger à des bêtes. »

 

HJ, t. 3, p. 1049

On ne doit à un cadavre que de le mettre dans une bonne terre où il puisse germer promptement, et se métamorphoser avec vitesse, en ver, en mouche ou en végétaux, ce qui est difficile dans les cimetières; si l’on veut rendre un dernier service à un mort, c’est de le faire mettre au pied d’un arbre fruitier, ou dans un gras pâturage.

 

HJ, t. 3, p.1231, note de Sade

Au-delà de ces jeux puérils avec des cadavres « florissants », Sade tourne en dérision l’angoisse première et dernière de la mort. Le comique pervers, farfelu, fait place à l’humour pervers, procédé plus ambitieux. L’humour pervers nécrophile contribue, ici, à la rébellion de Sade contre la mort. Le déni de sa réalité équivaut à celui de la castration.

 

Juliette visite une galerie, décorée de cadavres : « quinze cadavres de jeunes filles et de jeunes garçons tapissent les murs rembrunis de cette salle » (HJ, t. 3, p. 1140). Cordelli lui en désigne un, plus « intéressant » que les autres. Il appelle alors un jeune et beau garçon :

 

Ce délicieux enfant réunissait tous les charmes que peut prodiguer la nature [...].« Comme il ressemble à sa mère, dit le paillard en le baisant... - La malheureuse! Qu’est-elle devenue, dis-je à l’Italien ?... - Eh bien, Juliette, me répondit-il, vous me soupçonnez toujours de quelques horreurs : vous seriez bien surprise, si je la faisais paraître à l’instant - Je vous en défie... - Eh, bien! La voilà », dit Cordelli, nous montrant un des cadavres accrochés au mur; « c’est sa mère, demandez-lui plutôt; je l’ai dépucelé là, le cher amour : à peine y a-t-il trente-six heures... Oui, là, dans les bras de sa tendre mère, et peu après, qu’il vous le dise encore... Oui, en vérité, sous ses yeux, j’envoyai la maman, par un supplice assez bizarre, où je vais envoyer aujourd’hui monsieur son cher fils, par un qui ne le sera pas moins, je vous le jure... »

 

HJ, t. 3, p. 1143

Le cadavre de la mère devient un objet exposable. Le sens esthétique de l’enfant, dont la référence est a priori le corps vivant de sa mère, sera, s’il survit à ce supplice, perturbé. En forçant le rejeton à contempler ce cadavre, le libertin tente de le rendre pervers nécrophile. La relation nécrophile réalise « une relation inconsciente avec un parent mort. Cette relation incestueuse est un simulacre de relation fils-mère » (Desrosières, 1974, p. 148). C’est « une mise en scène remaniée » du modèle oedipien (idem). Mère et fils fusionnent post mortem. Le corps mort de la mère fictive représenterait, pour Sade, le corps réel de sa mère dépressive[24].

 

Ses scenarii jouent souvent avec les frontières entre le monde des vivants et des morts : « ô malheureuse Justine! ô fille trop infortunée! Te voilà donc vivante au milieu des morts, liée entre deux cadavres, et plus morte toi-même que ceux qui t’environnent! » (NJ, t. 2, p. 1037). Les roués préfèrent les cadavres presque vivants : « je me ressouviens, remarque Jérôme, de tout ce qui m’a été dit sur les délices de la jouissance d’un cadavre fraîchement assassiné » (idem, p. 752). Ils ne cessent de cliver les réalités : « il la lie à un cadavre réel, bouche-à- bouche » (120 J, t. 1, p. 334). Sade semble s’amuser avec ces séries d’oxymores macabres.

 

Nous distinguons quatre types de pratiques nécrophiles stricto sensu : coït avec un cadavre, nécrosadisme, nécrophagie et nécrophilie fétichiste. Sade les a toutes représentées.

 

2. La nécrophilie au sens strict[25]

2.1 Coït avec un cadavre[26]

Un nécrophile, peureux[27], qui craint encore des « représailles » de sa mère (Tomassini, 1992, p. 1574-1575), attend sa mort effective pour pouvoir, enfin, réaliser ses fantasmes préoedipiens : « un grand partisan de culs étrangle une mère en l’enculant; quand elle est morte, il la retourne et la fout en con [...] il jette [le] cadavre au feu, et décharge en [le] voyant brûler » (120 J, t. 1, p. 373). Le fantasme nécrophile incestueux permet « de retourner dans le corps de la mère, de s’y réintroduire [avec son pénis] dans le but d’une « union » océanique » (Tomassini, 1992, p. 1574). Après le coït post mortem, le corps est détruit. Cette chute exprime un rapport psychopathique et paranoïaque au monde : « l’enfant croit qu’en attaquant ainsi le corps de sa mère, il a également attaqué son père, ses frères et soeurs, et dans un sens plus large, le monde entier » (Klein, 2005, p. 302-303). La destruction du corps de la mère symbolise ou bien prépare la destruction de l’humanité.

 

Les cadavres, a fortiori « priapiques », sont recherchés :

 

Ô femmes voluptueuses! Empoisonnez vos fouteurs pendant qu’ils sont dans vos culs ou dans vos cons, et vous verrez ce qu’on y gagne; nous eûmes effectivement toutes les peines du monde à retirer le vit du mort de l’anus de ma compagne, et quand nous en fûmes venues à bout, nous nous aperçûmes que les convulsions de la mort ne l’avaient point empêché de décharger. « Eh bien! Dit Clairwil, ne vous avais-je pas bien dit que son âme s’était exhalée avec son foutre, et que mon cul avait tout recueilli ? »

 

HJ, t. 3, p. 660-661

La jouissance du nécrophile dépend de la vigueur du pénis du mort. Cette scène baroque subvertit outrancièrement le coït traditionnel. La pulsion de vie est représentée par la libertine et la pulsion de mort est représentée par une victime priapique. Les curiosités s’enchaînent : l’âme, d’essence divine, est mêlée au foutre d’un cadavre, sécrétion corporelle dégoûtante. Le mélange obtenu est « sublime » : il produit un choc esthétique. En filant, telle une métaphore, cette « passion », le fils qui naîtra sera le fils d’un mort et d’une rouée. L’humour obtenu est bien nécrophile.

 

2.2 Le nécrosadisme (mutilation du cadavre)

Le nécrosadisme est un « sadisme psychotique »[28]. Le jeune Brisa-Testa, en dépeçant, avec l’aval de son père, excédé par sa femme, le corps de sa mère, obéit, même s’il est âgé de dix-neuf ans, à ce type de fantasme archaïque :

 

« - Il faut, dis-je, lui ouvrir le ventre en quatre parties, je m’enfoncerai dans ses entrailles, un fer brûlant à la main, je lui déchirerai, je lui calcinerai le coeur, et les viscères; je la ferai périr à petit feu... - Céleste enfant, me dit mon père, tu es [un] ange à mes regards... » Et cette infamie... cette exécration par laquelle je débutais dans la carrière du crime et de l’atrocité... elle s’acheva... Mon père et moi la consommâmes, en mourant de plaisir; le fripon foutait mon derrière, et branlait mon vit pendant que je matricidais sa femme.

 

HJ, t. 3, p. 925

Comme la victime est une mère et une épouse, le jeune pervers cumule deux assassinats : le matricide et l’uxoricide. Grâce à cette rouerie, le meurtrier est doublement criminel, la victime, doublement victime. La cruauté du « prodige » sadique est démultipliée. Il cumule des désirs de meurtre de son géniteur (Oedipe positif) et de sa génitrice (Oedipe négatif). Les nécrophiles, qui ne comprennent pas les mécanismes et les modalités de la sexualité génitale, pour assouvir leur pulsion primitive de savoir et confirmer leurs anciennes théories aberrantes sur la copulation (Klein, 2005, p. 302), cherchent, comme ce jeune « monstre », à explorer « l’intérieur du corps de la mère ainsi que son contenu » (Tomassini, 1992, p. 1574).

 

Le nécrosadisme démystifie le corps de la femme, ridiculise l’adoration dont il fait l’objet dans les civilisations « génitales ». Un texte d’Odon de Cluny, prêtre du Moyen Âge, illustre cette perception dégénérée : « la beauté du corps est tout entière dans la peau. En effet, si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, doués comme les Lynx de Béotie, d’intérieure pénétration visuelle, la seule vue des femmes leur serait nauséabonde : cette grâce féminine n’est que saburre [matières stomacales non digérées], sang, humeur, fiel. Considérer ce qui se cache dans les narines, dans la gorge, dans le ventre : saletés partout. Et nous qui répugnons à toucher du bout des doigts de la vomissure ou du fumier, comment donc pouvons-nous désirer de serrer dans nos bras le sac d’excréments lui-même ? » (cité dans Maleval, 1999, p. 118). Les corps des femmes sont épurés des leurres esthétiques qui cachent leurs contenus abjects. La perception du nécrophile, aux antipodes de la littérature, est réaliste, jusqu’à l’absurde.

 

À la fin de Juliette, Justine, est tuée par la foudre divine :

 

Nos quatre libertins entourent le cadavre; et quoiqu’il fût entièrement défiguré, les scélérats forment encore d’affreux désirs sur les restes sanglants de cette infortunée; ils lui enlèvent ses vêtements; l’infâme Juliette les excite. La foudre, entrée par la bouche, était sortie par le vagin; d’affreuses plaisanteries sont faites sur les deux routes parcourues par le feu du ciel. « Qu’on a raison de faire l’éloge de Dieu, dit Noirceuil, voyez comme il est décent; il a respecté le cul : il est encore beau ce sublime derrière, qui fit couler autant de foutre; est-ce qu’il ne te tente pas, Chabert! » Et le méchant abbé répond, en s’introduisant jusqu’aux couilles, dans cette masse inanimée. L’exemple est bientôt suivi; tous les quatre, l’un après l’autre, insultent aux cendres de cette chère fille; l’exécrable Juliette se branle, en les voyant faire [...] il était écrit dans le Ciel, que le repos même de la mort ne te garantirait pas des atrocités du crime, et de la perversité des hommes.

 

t. 3, p.1259

La nécrophilie est banalisée. Tous les libertins s’intéressent avec une ardeur déconcertante au cadavre de Justine, même Juliette, sa soeur. La surenchère sadique, permanente dans le récit de Juliette, aboutit à cette surenchère nécrophile. Le désir d’anéantissement tourmente le nécrophile au-delà de la mort de ses proies, jusqu’à la disparition totale des corps. Noirceuil, ironique, donne raison aux religieux : Dieu, en pénétrant Justine par le vagin, a démontré qu’il n’était pas pervers. Mais un abbé, juste après, réalise une sodomie posthume de l’héroïne. Deux actes sadiques se succèdent et respectent un certain ordre hiérarchique : celui du Ciel est suivi de celui de son serviteur. Devenu une masse informe, le cadavre de Justine, comparable au bol fécal, symbolise l’esthétique sadique-anale[29]. Malgré les attaques de dizaines de roués, c’est la foudre, instrument divin, qui aura, enfin, réussi à la détruire.

 

2.3 La nécrophagie (cannibalisme)

La nécrophagie est le fait d’un sadisme primitif : « j’entends par nécrophagie l’attaque du cadavre avec les dents, qu’il y ait simple mâchonnement, morsure, ou cannibalisme » (Épaulard, 1901, p. 10). La nécrophagie est l’apothéose du sadisme. Le cannibalisme est un fait anthropologique mais aussi un fantasme, celui de l’incorporation, forme primitive de l’introjection. Sade caricature ces processus psychiques archaïques : ses créatures, qui auront mal introjeté leurs parents, les incorporent. Minski mange ses objets sexuels : « tous les débris de cadavres que vous voyez ici ne sont que les restes des créatures que je dévore; je ne me nourris que de chair humaine [...] On a tué pour notre souper un jeune garçon de quinze ans que je foutis hier, et qui doit être délicieux » (HJ, t. 3, p. 702). L’anthropophage est une représentation fantasmée (imago) des parents primitifs : « les enfants s’attendaient à être coupés en morceaux, décapités, dévorés [par les parents] » (Klein, 2005, p. 307). Son cannibalisme, social, est l’occasion d’exercer l’art culinaire. Cette scène hétéroclite juxtapose cruauté primitive et mondanités. Ce paradoxe est porteur d’humour. En faisant abstraction, bien entendu, des actes des nécrophages réels, le cannibalisme est, en soi, comique : « le cannibale aime tant son prochain qu’il le mange » (Green, 1972, p. 51).

 

L’enfant en bas âge pratique sur le sein de sa mère un cannibalisme partiel ou oral : « la mère se laisse sucer, aspirer, vider » (Green, 1972, p. 45). Mais l’enfant qui absorbe le lait de sa mère peut désirer davantage : « pendant que sa bouche expérimente la succion, [il] imagine la morsure et la déchiqueture » (Anzieu, 1972, p. 204). À l’époque du stade sadique-oral, « le petit enfant traverse une phase cannibalique à laquelle se rattache un grand nombre de fantasmes cannibaliques. Ces fantasmes, bien qu’il y soit encore question de manger le sein de la mère ou sa personne tout entière, ne concernent pas uniquement la satisfaction d’un désir primitif de nourriture. Ils servent aussi à satisfaire les tendances destructrices de l’enfant » (Klein, 2005, p. 301).

 

La comtesse de Donis invite Juliette à prendre un bain de sang prélevé sur sa mère et sur sa propre fille :

 

Ces deux femmes qui devraient m’être si chères... Je veux m’abreuver de leur sang... Je veux que toi et moi couchées l’une sur l’autre dans une baignoire pendant que nous nous branlerons toutes deux... Je veux, dis- je, que le sang de ces putains nous inonde; je veux que nous en soyons couvertes... Je veux que nous y nagions... [...] je veux que nous nous embrassions de leurs derniers soupirs, et que plongées ensuite toutes deux au fond de cette même baignoire, ce soit sur leurs cadavres et dans leur sang que nous couronnions nos derniers plaisirs.

 

HJ, t. 3, p. 756

Excitée à l’idée de réaliser un fantasme rare et bizarre, ravie par la perspective de l’évidage du corps de sa mère et de sa fille, la libertine, dans son délire pervers, imagine que leurs corps sont intarissables. Ce ne sont plus que des enveloppes de sang. La mère peut « incorporer » sa fille : « un homme, qui aimait à fouetter des femmes grosses sur le ventre, rectifie en attachant la fille grosse sur une roue, et dessous est fixée, dans un fauteuil, sans en pouvoir bouger, la mère de cette fille, la bouche ouverte en l’air et obligée de recevoir dans sa bouche toutes les ordures qui découlent du cadavre, et l’enfant si elle en accouche » (120 J, t. 1, p. 374-375). Dans cette scène, nourrie d’imposibilia sexuels, le mode implicite est plus pervers que le mode explicite. La mère ingurgite le foetus de sa fille, ancien foetus de cette mère.

 

2.4 Nécrophilie fétichiste

Le cadavre peut prendre la place d’un objet fétiche (Desrosières, 1974, p. 149). Comme la nécrophilie consiste aussi à mettre en morceaux les structures originelles (naturelles) du corps humain (Fromm, 2001, p. 344), ce n’est plus le corps en entier qui est fétichisé mais l’un de ses segments. Cette partie du corps (sein, pied, chevelure) devient, alors, un objet sexuel (Desrosières, 1974, p. 130)[30]. Les roués utilisent de curieux fétiches. Alors qu’elles traversent un cimetière, la Durand propose ceci à Juliette :

 

« Mettons-nous nues [...] il faut que nos chairs pressent et foulent ces ossements; c’est de cette voluptueuse sensation que nous devons obtenir une des meilleures branches de la lubricité - il y a, dis-je, une chose toute simple à faire; formons-nous des godemichés, avec les os de ces victimes » [...] « Bien, dis-je à ma compagne; mais il faut être assise sur des têtes; il faut que le trou de nos culs soit chatouillé de cette pression aiguë... voyez où je me place... - Ah! dit Durand; c’est justement sur la tête, fraîche encore du dernier garçon que vous avez immolé » [...] Le délire et l’extravagance furent à leur comble, nous imaginâmes... nous exécutâmes cent autres choses plus infâmes encore.

 

HJ, t. 3, p. 663-664

Cet usage théâtral des os des victimes tient autant à l’humour qu’à la véritable perversion nécrophile. Les crânes, érotisés, sont recyclés en godemichés. Dans cette farce macabre, Éros et Thanatos sont de nouveau intriqués.

 

Peu de cas sont strictement nécrophiles. Les cadavres permettent aux libertines d’assouvir, par exemple, leurs tendances nécrosadiques, incestueuses et pédophiles :

 

La féroce créature [Clairwil] ouvre le ventre du jeune garçon qu’on lui a donné, elle lui arrache le coeur et se l’enfonce tout chaud dans le con; elle se branle avec. « Oh! sacredieu! Dit-elle en se pâmant, il y a un siècle que j’ai la fantaisie de me branler avec des coeurs d’enfants! Tu vas voir comme je vais décharger »; couchée sur le cadavre de sa malheureuse victime, elle lui suçait encore la bouche en se foutant avec le coeur; « je veux qu’il m’entre tout entier dans le con, dit-elle », et pour se procurer la facilité de le retirer, elle passa une ficelle au travers, et le viscère disparut [...] - J’ai connu, répondis-je [Juliette], un homme qui avait à peu près le même goût, il faisait un trou dans un coeur encore palpitant, y fourrait son vit, et y déchargeait. »

 

HJ, t. 3, p. 668

Cet extrait pourrait représenter une parodie des sacrifices religieux des civilisations précolombiennes, dont Sade a pu prendre connaissance (Démeunier, 1988, vol. 2, p. 239). Le coeur, synecdoque de la victime, simple viscère élastique, n’est plus le siège romantique des sentiments mais le nouveau jouet d’enfants-libertins surexcités et de Clairwil, qui l’attache avec une simple ficelle. Ce nouvel accessoire ludique devient soit un pénis factice, soit une sorte de vagin artificiel, nouveau « prestige »[31] de chair et de sang. Le viscère, mâle (vit) et femelle (con), bisexué, est un organe ambivalent. Le coeur est assez chaud et palpitant pour provoquer, par ses soubresauts, tel un godemiché mécanique, l’orgasme des rouées. Juliette n’est plus inspirée par ses séances d’introspection onirique (HJ, t. 3, p.752-753) mais par les pratiques déviantes de Clairwil. Son imaginaire pervers est dépassé par la « réalité » : les passages à l’acte de sa complice. Cette accumulation de perversions, en tout genre, caractérise le style « polymorphe » du marquis, saturé, jusqu’à la nausée des lecteurs naïfs, d’actes pervers. Mais sa manière d’écrire peut être encore plus brutale[32]. Submergé par l’afflux de représentations pulsionnelles, il est, alors, peu capable d’élaborations symboliques. Son style devient « psychopathique »[33].

 

***

Le traitement ludique, comique ou humoristique, de ses fantasmes prégénitaux permet au « prisonnier Sade » de moins souffrir du sevrage carcéral, de les « réaliser » symboliquement dans des scenarii, grâce à des personnages « baroques ». Les procédés comiques permettent une distanciation face à l’agression de ses fantasmes. L’humour pervers est une thérapie. Il contribue à rendre son oeuvre encore lisible. L’humour sadien est aussi pathogène. Il enchérit sur la gravité des passages à l’acte. C’est un symptôme psychiatrique. Sade aimait plaisanter avec ses victimes[34]. La folie perverse peut générer, aux interstices du texte, de l’humour pervers. Pour rendre ses orgies encore plus délirantes et amusantes, Vespoli, un roué, copule avec des « fous » (HJ, t. 3, p. 1071). Les jeux du marquis avec ses fantasmes nécrophiles ont pour fonction, pendant que les lecteurs pervers, complices, s’amusent, comme les roués fictifs, de leurs outrances, d’accroître le malaise des lecteurs vertueux. L’humour pervers, a fortiori nécrophile, rend le crime, fût-il d’écriture, encore plus insupportable. Il rend la révolte de Sade contre les normes sexuelles, sociales ou esthétiques encore plus inquiétante[35]. Sa présence confirme, a absurdo, notre postulat de l’humour pervers. Le lecteur rousseauiste, attiré, par compassion, par le personnage de Justine et le lecteur névrosé, attiré, lui, par ses fantasmes refoulés, tombent dans le piège. Ils ont du mal à résister contre l’influence sournoise de ces blocs de violences primaires. La finalité des roués, imaginaires ou réels (bourreaux ou Sade), est la destruction des victimes, imaginaires ou réelles (personnages ou lecteurs) : « [Clément, un autre libertin] est comme ces écrivains pervers, dont la corruption est si pernicieuse, si active, qu’ils n’ont pour but, en imprimant leurs affreux systèmes, que d’étendre au-delà de leur vie la somme de leurs crimes » (NJ, t. 2, p. 684). L’humour, qui représente, pour Sade, l’un des instruments de son emprise terrorisante sur ses lecteurs naïfs, contribue à leur assassinat psychique ou/et affectif et/ou moral. C’est un procédé narcissique. Il fait partie des stratégies du prédateur moral. Nous comprenons mieux, désormais, l’étrange avertissement que Pauvert adresse aux lecteurs de Sade :

 

Je terminerai sur une mise en garde. Il est assez certain maintenant, plusieurs expériences le prouvent, qu’on est plus tout à fait le même au retour d’un voyage dans le pays sadien qu’au départ. Il est même dangereux de se pencher à l’intérieur. Qu’on le sache.

 

1986, p. XII

Parties annexes

Note biographique

Ancien membre de l’équipe « Sade » du C.N.R.S. (U.R.A. 96, Paris IV-Sorbonne), sous la direction du Professeur Lever, Frédéric Mazières est docteur en sciences du langage (Paris III-Sorbonne Nouvelle) et docteur en littérature française (Paris III-Sorbonne Nouvelle).

 

Notes

[1]La finalité de la psychobiographie est d’étudier, à partir des traumatismes de l’enfance, les interactions entre (la personnalité de) l’homme et l’oeuvre (Fernandez, 1970, p. 34).

[2]Nous constatons, chez Sade, des tendances à la perversion (passages à l’acte pervers), à la psychopathie (récidives) et à la psychose (carcérale). Pour plus de précisions sur notre « diagnostic » de sa personnalité, nous renvoyons à notre livre : Le concept d’humour pervers chez Sade. Une analyse psychobiographique (Mazières, 2017).

[3]Même si notre approche n’est pas stylistique stricto sensu (stylistique descriptive), nous nous intéresserons, à l’occasion, aux effets des pathologies du marquis de Sade sur son style, si singulier. Nous entrerons, alors, dans le champ de la psycho-rhétorique, dont l’objectif est d’étudier les rapports entre (dys)fonctionnement du sujet (pathologies) et (dys)fonctionnement du langage (voir : MENAHEM, R. (1986). Langage et folie. Essai de psychorhétorique, Paris, Les Belles Lettres).

[4]« Humour. Mécanisme par lequel le sujet répond aux conflits émotionnels ou aux facteurs de stress interne et externe en faisant ressortir les aspects amusants ou ironiques du conflit ou des facteurs de stress » (American Psychiatric Association (1996). DSM-IV, 4ème éd., Paris, Masson, p. 880). Voir aussi : Freud, « L’humour », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, 2010, p. 324.

[5]La prison, qui culpabilise Sade, contribue à réactiver son « noyau » névrotique, condition sine qua non de l’apparition de l’écriture et de l’humour.

[6]Notre corpus est constitué des trois oeuvres suivantes : Les Cent Vingt journées de Sodome (désormais 120 J), l’Histoire de Juliette (désormais HJ), La Nouvelle Justine (désormais NJ). Nous utiliserons l’édition M. Delon Paris, Gallimard, 3 vol., coll. « La Pléiade », 1990-1998.

[7]La « solution » de l’humour noir n’est pas suffisante pour caractériser la singularité de l’humour sadien.

[8]Le principe de plaisir est guidé par une recherche aveugle d'une satisfaction pulsionnelle. Le principe de réalité vise aussi à la recherche d'une satisfaction mais tient compte des conditions imposées par la réalité extérieure.

[9]Le narcissisme, amour démesuré pour soi, génère la haine des autres. La perversion fait partie des pathologies narcissiques.

[10]« Les processus primaires, directement animés par la pulsion, sont au service du principe de plaisir et réalisent un écoulement libre de l’énergie psychique; les processus secondaires, qui supposent la liaison de cette énergie, interviennent comme système de contrôle et de régulation et sont au service du principe de réalité » (Mijolla, 2013, vol. 2, p. 1340-1341).

[11]La sublimation (artistique) fait partie des stratégies de défense pour évacuer l’énergie sexuelle.

[12]Les deux procédés, souvent « intriqués », constituent deux niveaux d’interprétation.

[13]Selon la psychobiographie, un personnage peut être un double fantasmé de l’auteur.

[14]Lorsque le cadavre n’est pas une réalité, la nécrophilie est « idéelle » (ou fantasmée) (Desrosières, 1974, p. 128).

[15]Le baroque se manifeste par un goût pour les esthétiques bizarres. Les esthétiques prégénitales, issues des stades prégénitaux, sont baroques.

[16]Le stade urétral est ludique (Bergeret, 1973, p. 547).

[17]Le nécrophile obtient une excitation sexuelle grâce à une relation, agie ou fantasmée, avec un cadavre.

[18]Expression de Breton (1985, p. 40).

[19]Les descriptions des actes nécrophiles des traités de psychopathologie ne font pas rire ni sourire.

[20]Entre l’humour et le comique pervers nécrophiles, nous pouvons établir les mêmes différences et ressemblances qu’entre l’humour et le comique pervers. Sade n’est pas le seul écrivain à avoir utilisé le comique et/ou l’humour pervers nécrophile (voir : Mazières, 2017, p.282-284; Wittkop, 2011).

[21]Une mère morte, dépressive ou bien malade peut contribuer à générer cette déviance (Bonaparte, 1930).

[22]Lettre du marquis de Sade à sa femme, [fin février 1784], t. 12, Paris, Tête de Feuilles, p. 428.

[23]Peur et/ou haine de/pour la femme et/ou de/pour la mère.

[24]Son mari, diplomate et volage, est souvent absent.

[25]Dans ces quatre cas de figure, la pratique nécrophile est davantage détaillée, dans sa singularité outrageante et son réalisme pervers.

[26]A priori avec un corps féminin.

[27]Le libertin est un lâche, parfois jusqu’au ridicule (HJ, t.3, p. 396-397). Leur supériorité sur leurs victimes est artificielle.

[28]« Pour jouir du corps de l’autre, pas d’autre moyen que d’établir sa toute-puissance sur celui-ci en le mettant en morceaux. De tels phénomènes mettent à nu la pulsion de mort, désintriquée de la pulsion sexuelle [...] Seule la structure psychotique est compatible avec la mise en acte de ces conduites propres à satisfaire le désir pur. » (Maleval, 2014, p. 123)

[29]« Le lieu de la scène sadienne nous paraît figurer un trajet à travers le tube digestif, trajet dans lequel la victime est progressivement et successivement attaquée par les divers segments du produit gastro-intestinal. » (Chasseguet-Smirgel, 2006, p. 195) C’est elle qui souligne.

[30]La « disponibilité » des cadavres rend cette perversion pratique, affirme, non sans humour, un patient nécrophile : « quel sentiment de pouvoir et d’assurance de faire l’amour avec un cadavre : il est là quand on le veut, on peut le jeter une fois usé, il ne pose pas de questions, il n’est jamais frustrant, jamais infidèle, on a jamais à lui faire de reproches » (Carloni, cité par Tomassini, 1992, p. 1576).

[31]Terme utilisé par Sade pour désigner les reproductions du sexe de sa femme (Lever, 1991, p. 357).

[32]Les styles d’autres écrivains « pervers », tels Mirbeau, Rachilde, Wittkop, sont, en général, bien plus métaphoriques.

[33]Voir : CASSIERS, L. (1968). Le psychopathe délinquant, Bruxelles, Dessart, p. 107-113.

[34]Voir, par exemple, le compte rendu de l’affaire d’Arcueil (Lever, 1991, p. 161-163).

[35]Des récits, des personnes, des événements ou des esthétiques (en l’occurrence perverses) peuvent générer un sentiment d’inquiétante étrangeté (« das unheimliche ») (voir : Freud, « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, 2010).

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Lecture complémentaire

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Résumé

La représentation comique d’Adolf Hitler n’est pas un phénomène nouveau puisque des exemples de ridiculisation du Führer s’observent dès le début des années 1940, notamment dans des films de propagande antinazie comme The Great Dictator de Charlie Chaplin. Ce qu’il y a de plus troublant, trois quarts de siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est le traitement frivole et décontextualisé que suscite le tyran nazi. Pour en rendre compte, nous avons choisi d’analyser deux romans récents – Il est de retour de Timur Vermes et Dolfi et Marylin de François Saintonge – parce qu’ils permettent de réfléchir aux principaux enjeux qui émanent de cette forme particulière d’humour noir. Rire d’Hitler, ou autour de lui, ne fait pas que nous amener aux limites de l’acceptabilité sociale en matière comique; cela vient également tester notre lucidité devant les dangers que l’Histoire se répète.

 

Mots-clés : Adolf Hitler, roman satirique, science-fiction, Seconde Guerre mondiale, Shoah, humour noir

Abstract

Comic depictions of Adolf Hitler are not a new phenomenon as examples of the Führer’s mockeries are observed in the early 1940s, especially in anti-Nazi propaganda films like Charlie Chaplin’s Great Dictator. The most troubling fact, three quarters of a century after the end of World War II, is the frivolous and decontextualized treatment aroused by the Nazi tyrant. To demonstrate this, we chose to analyze two recent novels – Timur Vermes’ Look Who’s Back and François Saintonge’s Dolfi and Marilyn – , which help reflect on key issues emerging from this particular form of black humour. Laughing at or about Hitler not only brings us to the limits of social acceptability with regards to humour, but also tests our lucidity toward the risk of history repeating itself.

 

Keywords: Adolf Hitler, satirical novel, science fiction, World War II, Shoah, dark humour

Corps de l’article

L’utilisation d’Adolf Hitler comme figure comique n’a rien d’inhabituel ni même de très nouveau. On la retrouve au cinéma dès les années 1940[1] dans des films recourant à la caricature pour dénoncer la monomanie du Führer et saper l’aura d’omnipotence qu’il s’efforçait d’ériger autour de lui (Rosenfeld, 2015, p. 236). Les personnifications du chef nazi par Charlie Chaplin, Tom Dugan et Bobby Watson ont marqué en ce sens l’histoire du Septième Art. Par la suite, la découverte des horreurs de la Shoah rendit l’approche humoristique moins appropriée que le réalisme pour traiter d’Hitler et du IIIe Reich. Cela n’empêcha pas certains réalisateurs d’exploiter la figure du dictateur nazi à des fins comiques dans des films (ou des nanars) tels Le führer en folie de Philippe Clair (1974) ou plus récemment Mein Führer – Die wirklich wahrste Wahrheit über Adolf Hitler[2] de Dani Levy (2007). Même si elle dénote un mauvais goût souvent décrié par les associations de survivants ou de proches de victimes des camps de concentration, la représentation comique d’Hitler – qui donne lieu aujourd’hui à toutes sortes de bizarreries, notamment sur Internet avec la bande dessinée Hipster Hitler, le site Cats That Look Like Hitler[3] ou le phénomène des mèmes d’Hitler[4] – s’appuie pourtant sur un élément consensuel : cet humour doit s’exercer aux dépens du Führer. Rire d’Hitler, soit, mais à condition de le diaboliser, de ne pas nier son rôle d’instigateur de l’Holocauste. Hitler doit continuer de faire l’unanimité contre lui.

 

Ce consensus n’est toutefois pas exempt de contradictions. La représentation comique d’Hitler a souvent servi à tester les limites de l’humour. Par exemple, outre diverses unes de journaux satiriques comme Charlie Hebdo[5] et Siné Mensuel[6], on peut penser à Pierre Desproges dans La minute nécessaire de monsieur Cyclopède. Dans un épisode de 1982 intitulé « Évitons de sombrer dans l’antinazisme primaire », Desproges expliquait qu’on n’avait pas encore tout dit sur les horreurs et les atrocités perpétrées par le IIIe Reich : « Eh bien saviez-vous qu’Hitler, non seulement il était nazi, mais en plus, quand il était en vacances, il faisait pipi dans la mer[7]? » On peut aussi évoquer la controversée série de bande dessinée de Jean-Marie Gourio et Philippe Vuillemin, Hitler = SS, d’abord parue dans le magazine Hara-Kiri entre 1984 et 1987. La vie dans les camps d’extermination nazis y est évoquée d’une manière impertinente et triviale. Dans un bref roman-photo accompagnant l’édition française en album, on aperçoit les deux bédéistes en train de subir l’interrogatoire d’officiers nazis. Pour justifier leur travail, ils clament à tour de rôle : « Moi j’ai fait les histoires pour faire rigoler les Allemands », « Et puis moi j’ai fait les dessins pour faire rigoler les Juifs[8]. » Enfin, pour conclure cette série d’exemples, mentionnons le cas extrême de Dieudonné M’bala M’bala, dont l’humour noir verse tellement dans la provocation et le discours haineux qu’on perd de vue ce qui doit susciter le rire.

 

C’est de tout ce contexte qu’il faut tenir compte à mon avis avant d’entrer dans les deux oeuvres qui seront examinées ici. La première a connu un immense succès en Allemagne avant d’être traduite en 38 langues et adaptée pour le grand écran : le roman Il est de retour (Er ist wieder da, 2012) de Timur Vermes. L’auteur y décrit le réveil d’Hitler à Berlin en 2011 dans le même état d’esprit et la même tenue militaire que lors de sa « disparition » le 30 avril 1945. Le dictateur nazi constate que l’Allemagne a cessé de « rayonner sur l’Europe » et il entreprend de ramener « le peuple » vers le droit chemin. La deuxième oeuvre qui va retenir mon attention a peut-être moins fait parler d’elle que le bestseller de Vermes, mais ce n’est pas faute de livrer une contribution très originale elle aussi à la question qui nous occupe : Dolfi et Marilyn (2013) de François Saintonge. L’action de ce roman d’anticipation se situe à Paris en 2060, une époque où l’on pratique couramment le clonage. Le héros-narrateur, Tycho Mercier, est professeur d’Histoire à la Sorbonne et spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. Des événements fortuits font qu’il se retrouve en possession d’un clone d’Adolf Hitler (« Dolfi ») – un article pourtant prohibé – et d’un clone clandestin de Marilyn Monroe. Bien qu’inoffensif et docile en apparence, Dolfi semble pourtant programmé par son ADN pour devenir un monstre. Le parallèle que je souhaite tracer entre ces deux oeuvres devrait m’amener à démontrer que Vermes et Saintonge empruntent des voies différentes pour exprimer la même inquiétude : à force de décontextualiser le nom d’Hitler, le monde contemporain – car c’est bien de lui qu’il s’agit en toile de fond – ne fait que mettre en place les conditions pour que l’histoire se répète.

 

« Le Hitler fou de YouTube » : Il est de retour de Timur Vermes

« Rire avec Hitler, c’est possible? A-t-on le droit au juste[9]? » Ces questions sont toutes rhétoriques. Vermes, on l’aura compris, ne se gêne pas pour le faire. Tout commence avec la couverture du livre, identique pour chaque édition (voir figure 1). On y voit la fameuse mèche noire du Führer émerger d’un fond blanc; en dessous, un carré noir formé par les mots du titre représente sa non moins fameuse moustache.

 

Figure 1

 

 

Couverture du livre de Timur Vermes.

 

Source : https://www.10-18.fr/

-> Voir la liste des figures

 

La première édition du roman allait même jusqu’à évoquer, par le prix du livre (19,33 €), l’année où Hitler accéda à la Chancellerie de l’Allemagne. Avant d’entamer sa lecture, le lecteur sait donc qu’il va entrer dans une zone ambiguë. On est loin de l’orientation imposée par Christian Duguay dans son téléfilm de 2003, Hitler: The Rise of Evil (La naissance du mal), car le destinataire y est averti d’entrée de jeu qu’il assistera à l’histoire d’un monstre. Cela dit, Vermes joue tout de même sur le caractère sulfureux de son protagoniste en le désignant d’un vague « il » – Il est de retour –, ou, pour le dire à la manière de J. K. Rowling, comme « Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom ». Le « je » adopté ensuite par Hitler, à qui Vermes confie la narration du roman, contraste avec cet anonymat partiel, tout en faisant écho à un autre « je », de sinistre mémoire : celui de Mein Kampf (l’une des sources dont s’est servi l’écrivain).

 

L’action d’Il est de retour se passe à Berlin en 2011. Hitler se réveille sur un terrain vague à l’endroit occupé par son bunker soixante-six ans plus tôt. Pour lui, seulement quelques instants se sont écoulés depuis le 30 avril 1945. Toujours vêtu de son uniforme militaire, qui empeste le benzène, et préoccupé par la guerre (il ignore si Staline va entrer dans la ville au cours des prochains jours), Hitler est surpris par l’absence de sa garde rapprochée : aucune trace de Karl Dönitz ni de Martin Bormann ni même d’Eva Braun – alors qu’il se souvient d’avoir été assis avec elle « sur un canapé recouvert d’une couverture » (Vermes, 2015, p. 12). Aucune technologie ultrasophistiquée comme dans Doctor Who ou Back to the Future[10] ne viendra expliquer le bond temporel effectué par le Führer; Vermes n’avait manifestement pas l’intention d’approfondir la donnée science-fictionnelle de son récit[11]. En revanche, un groupe de gamins se demande « d’où il sort ce loser? » (p. 14). Hitler en déduit qu’il s’agit de membres de la Jeunesse hitlérienne, mais s’étonne de se faire appeler seulement « monsieur » et de ne pas être gratifié du salut nazi. Le ton est donné : Vermes base son récit sur un monumental quiproquo, qui ne cessera de prendre de l’ampleur par la suite.

 

Du côté du narrateur, pourtant, le malentendu se dissipe assez vite. Confronté à de multiples signes futuristes, Hitler est bien forcé d’admettre qu’il a changé d’époque. Une grande partie du récit, dont la trame évènementielle reste globalement assez mince, consiste à rapporter les découvertes, les rencontres et les pensées du Führer chrononaute. On voit un homme qui n’a tiré aucune leçon de la guerre, qui poursuit des idées fixes et par-dessus le marché croit avoir été choisi par la Providence pour reprendre sa mission de sauvetage du peuple allemand. La collision entre le point de vue anachronique du protagoniste et la réalité actuelle de l’Allemagne provoque plusieurs situations cocasses.

 

Le quiproquo persiste cependant : Vermes l’a relégué du côté des Allemands qui regardent cet olibrius et demeurent persuadés qu’il s’agit d’un acteur; un acteur particulièrement investi dans un processus de « method acting » puisqu’il refuse catégoriquement de sortir de son personnage. La risibilité d’Hitler se déploie à travers le dialogue de sourds qui s’installe entre le Führer (qui maintient son discours de 1945) et les Allemands de 2011 (qui sont convaincus que toutes les déclarations de cet « acteur » doivent être prises au second degré). Le comble du quiproquo est atteint lorsque des extrémistes néonazis adressent à Hitler une lettre anonyme : « Arete tes coneries, cochon de juif! » (Vermes, 2015, p. 211), puis le passent à tabac à la fin du chapitre 33. Hitler, champion de l’antinazisme? Il suffisait d’y penser.

 

Mais comment Hitler le revenant, seul et sans ressource, peut-il poursuivre sa mission et « sauver le peuple » (p. 55)? En soulevant les foules – une chose que, de toute évidence, la « femme lourdaude » à la tête du pays ne faisait pas, elle qui était « aussi charismatique qu’un saule pleureur, et dont l’action était déjà d’emblée discréditée par ses trente-six années de collaboration bolchevique, sans qu’elle en soit le moins du monde gênée aux entournures » (p. 144). Ce n’est pas la politique qui procure à Hitler la tribune dont il a besoin, mais le monde médiatique. Une apparition à la télévision lors d’une populaire émission humoristique le transforme en vedette instantanée. Les médias traditionnels refusent de monter les choses en épingle; c’est sur Internet que le triomphe d’Hitler « l’humoriste » éclate. Le « Hitler fou de YouTube » fait sensation. Des milliers d’internautes (surtout des jeunes) s’amusent de l’y voir tenir des propos controversés le plus sereinement du monde : « Je traite de la vérité, déclare-t-il en entrevue à Ute Kassler, une reporter du Bild. Et je dis ce que l’homme simple ressent. Ce qu’il dirait s’il était à ma place. » (p. 249) « Vous êtes nazi? », ne peut s’empêcher de lui demander la journaliste. « C’est quoi cette question!? Évidemment! » Hitler fait mouche sur toute la ligne, si bien qu’à la fin, il reçoit le prix Adolf-Grimme (p. 296), qui récompense les films télévisés en Allemagne. La dimension satirique dépasse donc largement la figure du Führer ressuscité : l’ironie dont Vermes estampille son texte s’étend à l’ensemble de l’Allemagne contemporaine.

 

L’aspect le plus troublant d’Il est de retour n’est pas tant cet humour corrosif, qui occupe l’essentiel du texte, que la facilité avec laquelle ce Hitler décontextualisé est porté aux nues. Rien, ni personne, ne s’oppose réellement à sa remontée en puissance. Certes, Vermes a opté pour la prudence en ce qui concerne la question juive : « Nous sommes bien d’accord : les “juifs” ne sont pas un sujet de plaisanterie! » (p. 97), concède son narrateur. Il ne les tient évidemment pas en plus haute estime que du temps où il les persécutait. Des allusions, ici et là, sur la « juiverie financière » et autre préjugé raciste, suffisent à rappeler sa position. Mais Vermes a fait preuve de retenue, montrant son personnage se comportant de manière avenante et policée, à cent lieues des excès de rage que ne cesse de lui prêter Shigeru Mizuki dans le manga Hitler. À l’agence Flashlight, grâce à laquelle il peut se donner en spectacle sur les ondes de MyTV, personne ne s’offusque réellement de ses propos (sans pour autant les cautionner). Bellini, Sensenbrink et Sawatzky restent avant tout frappés par sa ressemblance « avec le vrai ». Or, un jour, Vera Krömeier, une jeune secrétaire qui s’amusait à l’appeler « Mon Füreur » et à lui adresser le salut nazi, décide de quitter l’agence après que sa grand-mère, une rescapée de la Shoah, lui eut exposé l’inconvenance de la situation :

 

Je lui ai raconté que je travaillais pour vous. Alors elle s’est mise dans tous ses états et elle est devenue folle tout d’un coup. Et après elle a continué à pleurer et elle a dit que ce n’était pas drôle du tout ce que vous faisiez, que ça ne faisait rire personne. Qu’un type comme vous ne pouvait pas se promener comme ça dans la nature. Alors je lui ai dit que tout ça c’était une satire. Que vous faisiez ça pour ce que ça n’arrive plus. Pour elle, ce n’était pas une satire. Elle a dit que vous disiez exactement ce que disait Hitler à son époque. Et que les gens à l’époque, ils avaient ri aussi.

 

Vermes, 2015, p. 305

Cette vieille grand-mère juive est l’unique figure d’opposition totale à ce « retour » d’Hitler. Et encore, elle n’apparaît qu’en arrière-plan, comme pour mieux marquer le fossé qui sépare les générations. Au fond, si Mlle Krömeier souhaite démissionner, c’est davantage par égard pour les larmes de sa grand-mère que par révulsion devant « l’humour » d’Hitler. Ute Kassler, du Bild, incarne elle aussi une opposante au spectacle du retour d’Hitler, mais Sawatzky neutralise son offensive en montrant que le jour de l’entrevue, Mme Kassler a payé l’addition à l’hôtel Adlon et, donc, que « [le] Bild a financé le Führer » (p. 285)!

 

Qu’une oeuvre comme Il est de retour ait remporté un aussi vif succès en Allemagne – au point de rester inscrit 90 semaines sur la liste des meilleures ventes, dont 20 au premier rang (Vermes, 2012, 2e de couv.) – est somme toute surprenant. Non pas parce qu’Hitler y est dépeint de façon satirique. En entrevue avec John Kelly, Vermes déclarait qu’il y a deux Hitler dans l’esprit des Allemands : le Hitler monstrueux et le Hitler amusant[12]. En ce sens, la parodie d’Hitler-Stromberg dans la télésérie Switch reloaded (diffusée sur la chaîne ProSieben, 2007-2012) est l’un des nombreux avatars comiques du Führer qui rendait « acceptable » pour les Allemands le roman de Vermes. Mais en portant attention au sous-texte d’Il est de retour, on peut se demander si le public allemand a bien pris acte de ce que lui racontait Vermes. Le romancier originaire de Nuremberg (un lieu significatif ici) n’emploie nulle part un ton alarmiste ou une approche moralisante, mais les conclusions auxquelles son livre nous invite font peur : si aucun nouvel Hitler n’a encore surgi dans l’Allemagne d’aujourd’hui, ce n’est pas parce que sa vision politique est indéfendable, mais parce que, pour le moment, nul n’a démontré suffisamment de… charisme. Ce n’est plus tant d’Hitler qu’il faut se méfier que de la population prête à le plébisciter spontanément et sans réfléchir. Vermes ne va peut-être pas jusqu’à inviter ses contemporains à un réexamen de la conscience collective, mais il met tout de même le doigt sur un écueil des temps présents : la banalisation du radicalisme.

 

Comment redevenir un monstre : Dolfi et Marilyn de François Saintonge

Le voyage dans le temps n’est pas l’unique moyen pour Hitler d’échapper à la mort si l’on en croit François Saintonge. Dans Dolfi et Marilyn, l’écrivain français imagine le monde en 2060, une époque singulièrement identique à la nôtre (comme Vermes, Saintonge n’approfondit pas le motif science-fictionnel sur lequel est fondé son récit), excepté sur un point[13] : « Le clonage est entré dans les moeurs. » (Saintonge, 2014, 4e de couv.) Sa législation tient en quelques clauses :

 

Il est interdit de cloner un vivant. La pratique du clonage de personnalités à des fins commerciales est elle-même scabreuse à tant d’égards! Le législateur ne s’est pas contenté de fixer à soixante-dix ans, comme pour les ouvrages de l’esprit, le délai après lequel un mort entre dans le domaine public et devient clonable. Il contrôle aussi les tirages et taxe lourdement ces produits au prix de revient déjà très élevé.

 

p. 64

Les clones sont donc des produits de luxe que se procurent des acheteurs fortunés pour usage domestique (avec tout ce que cela sous-entend). Dix ans sont nécessaires à la production d’un « clone adulte présentable » (p. 64-65), c’est-à-dire parvenu à la maturité désirée mais aussi « éduqué » de manière à se montrer docile et serviable auprès de ses acquéreurs.

 

Pratique commerciale licite, le clonage suscite inévitablement une activité clandestine, ce qui nous amène aux deux figures que Saintonge a mises au centre de son récit. « Dolfi » d’une part, surnom attribué à A.H.6 (le sixième clone d’Adolf Hitler), est un article prohibé. La loi interdit en effet le clonage de certaines personnalités historiques, dont ce « grand pestiféré de l’Histoire » (p. 30). « Marilyn » d’autre part, clone de l’iconique actrice américaine que l’on sait, ne subit guère d’interdiction de clonage. Celle qui passe parfois pour la plus belle femme de l’Histoire est même un article fortement en demande, d’où les nombreuses contrefaçons. La Marilyn Monroe que l’on suit dans le roman de Saintonge est un clone clandestin, qu’une série de circonstances rocambolesques transforme en nouvelle Eva Braun.

 

Rocambolesque : c’est bien le mot qui convient pour décrire le récit imaginé par Saintonge. Si le roman de Timur Vermes reposait sur une intrigue minimale, faite de réflexions anachroniques, de quiproquos et de rencontres cocasses, Dolfi et Marilyn est au contraire riche en rebondissements. Il s’agit à nouveau d’un récit au « je », mais qui ne nous fait pas entrer dans l’intimité d’Hitler. Le narrateur-héros se nomme Tycho Mercier. Professeur d’Histoire à la Sorbonne, il a pour spécialité la Seconde Guerre mondiale. Le projet de convertir sa thèse de doctorat en un ouvrage accessible au grand public l’occupe sans jamais aboutir; c’est l’indication (qui n’a rien d’anodin) que Mercier a davantage tendance à procrastiner qu’à agir. Son fils Bruno partage sa passion pour Clio. Aussi quand sa mère, Phoebe, l’ex-femme de Mercier, remporte pour lui le gros lot d’une tombola au supermarché, il est fou de joie. Le clone d’Hitler – que Bruno a tôt fait de surnommer « Dolfi » – est le compagnon parfait pour jouer aux jeux de guerre en ligne que le jeune garçon apprécie tant. Mercier, pour sa part, comprend que les ennuis ne font que commencer.

 

Chez Vermes, le comique naissait surtout du quiproquo. Chez Saintonge, il résulte d’imbroglios. Le narrateur se retrouve engagé dans « une situation à la fois ubuesque et kafkaïenne » (p. 119). Se sachant dans l’illégalité avec un clone d’Hitler chez lui, Mercier reconnaît qu’il doit s’en débarrasser. Puisque le responsable de l’opération tombola (que Mercier surnomme « le gavial ») refuse de reprendre le lot encombrant, Mercier doit se résoudre à chercher conseil auprès d’un ancien amant de sa femme, Ricardo Almanzor, fonctionnaire au ministère des Biotechnologies. Almanzor accepte de l’aider mais d’une bien étrange façon : il enfreint les règles du secret et le fait pénétrer dans un Centre de « Régulation » où l’on dispose des clones indésirables, tels M.P.4 (quatrième clone de Marcel Petiot[14]) et A.H.8 (huitième clone d’Hitler). Comme ça, Mercier saura dans quel guêpier le hasard l’a fourré. Situation « ubuesque et kafkaïenne », disais-je; cette description est incomplète. La suite du roman nous entraîne vers une machination tordue à la John Le Carré.

 

Pas besoin d’être un devin pour prédire qu’avec le clonage d’Hitler, les choses ne peuvent que mal tourner. C’est là que le roman de Saintonge rejoint celui de Vermes : en illustrant lui aussi les dangers de la décontextualisation. Certes, ce placide Dolfi que Mercier héberge chez lui pendant quelques mois n’a pratiquement rien en commun avec « le croque-mitaine mondial » (p. 71). Il correspond physiquement au Hitler de 1923, mais sans la moustache. Vêtu d’un « burlesque Lederhose » (p. 117) et doté d’un ridicule accent tudesque, il rend service à Mercier en taillant la haie et devient le camarade de jeu de son fils Bruno. Il s’émoustille quand on lui sert du chocolat ou de l’eau pétillante. Bref, il n’a rien d’un monstre :

 

Quant à lui, A.H.6 n’avait ni l’histoire personnelle ni la mémoire d’Hitler. Il n’avait déclaré la guerre à personne, il n’avait ordonné nul massacre. Comme la plupart de ses semblables, il n’était sans doute bon qu’à manier le balai ou le râteau et la pelle, à passer l’aspirateur et à battre les tapis… Il était innocent. Innocent! me répétai-je, accoutumé depuis toujours à associer ce regard bleu, cette mèche et la petite moustache absente à la notion de mal absolu.

 

p. 27-28

Mais comme le dit un proverbe allemand : « Les eaux calmes sont profondes. » Cette bonhomie apparente n’est pas une garantie contre la monstruosité foncière du personnage. Ainsi le décret interdisant le clonage de certaines personnalités historiques ne s’appuie pas uniquement sur des considérations éthiques. Il s’inspire aussi de cas où la malveillance de l’individu original a reflué, malgré tous les efforts des laborantins pour la réprimer. C’est pourquoi un « sous-homme » (p. 178), un minus habens (p. 181) comme Dolfi représente une menace à prendre très au sérieux. Des douze clones produits à partir de l’ADN d’Hitler, Dolfi, sixième du lot, est le dernier spécimen vivant si l’on excepte A.H.8, que le Centre de Régulation a mis hors d’état de nuire.

 

Chez Timur Vermes, Hitler, une fois catapulté en l’an 2011, ne peut compter que sur lui-même pour galvaniser à nouveau le peuple allemand. Aussi les personnages secondaires dans Il est de retour ont-ils surtout pour fonction de lui donner la réplique. Ils n’influent que modérément sur le cours de l’action. Il en va tout autrement dans le roman de François Saintonge. Dans Dolfi et Marilyn, les personnages secondaires exercent un rôle déterminant sur la progression du récit. Outre ceux dont il a déjà été question, je retiens deux figures antithétiques qui viennent marquer un effort de recontextualisation que l’on ne trouvait pas, ou à peine, dans Il est de retour.

 

Le premier est le docteur Samuel Grinstein; un juif, comme son nom l’indique. Il est le médecin traitant Bassompierre, le voisin de Mercier à qui appartient le clone clandestin de Marilyn Monroe. Son entrée dans l’histoire provoque d’abord quelques situations embarrassantes et comiques. Grinstein est tout de suite intrigué par Dolfi, dont la tête lui rappelle quelqu’un. Mercier tente maladroitement d’étouffer ses soupçons. Mais inquisiteur, Grinstein s’incruste. Il finit par convaincre Mercier de lui laisser examiner Dolfi. La scène est mémorable (p. 175-176), puisque les rôles sont inversés : le clone d’Hitler subit un examen médical qui rappelle ceux que les nazis infligeaient aux juifs. Or le docteur Grinstein ne sert pas qu’à générer des malaises. Il aide Mercier à retracer Dolfi et Marilyn lorsque ceux-ci sont contraints de partir en cavale. Il permet à Saintonge (et c’est selon moi sa fonction la plus significative) de thématiser la question juive mieux que ne l’avait fait Vermes, qui l’avait pour ainsi dire évacuée : « Les juifs ne sont pas un sujet de plaisanterie. » (Vermes, 2015, p. 251) L’existence même de Dolfi place Grinstein devant un douloureux dilemme moral : devra-t-il, par considération envers les souffrances infligées au peuple juif, éliminer ce monstre en puissance ou, par humanisme, admettre son innocence et tolérer sa scandaleuse apparition?

 

Aux antipodes du docteur Grinstein, le milliardaire Reinhardt Gentschel, 130 ans, représente le suppôt du Hitler originel, qui rêve de réimplanter le IIIe Reich en plein XXIe siècle. Dans un dénouement digne d’un James Bond futuriste, Saintonge entraîne le lecteur à la principauté de Schliffkopf, en Forêt-Noire, lieu choisi par le vieux mégalomane nazi pour accueillir le retour du Chancelier Hitler. L’importance de Gentschel dans la progression du récit saute aux yeux : il est l’archétype du vilain que le lecteur occidental a l’habitude de rencontrer dans la fiction populaire depuis Dumas. Mais, en tant qu’antithèse du docteur Grinstein, il remplit aussi une autre fonction : celle de catalyser le retour d’Hitler. En ce sens, la prémisse sur laquelle s’est appuyé Saintonge dans Dolfi et Marilyn est plus inquiétante que celle retenue par Vermes dans Il est de retour : un clone d’Hitler est mille fois plus redoutable qu’un Hitler chrononaute puisque sa remontée en puissance ne dépend plus de son seul charisme mais de toute une logistique. Hitler, chez François Saintonge, n’est plus seul. Et c’est là le drame.

 

Humour et décontextualisation

Le fait de représenter Hitler ou le nazisme sur un mode comique peut paraître frivole et inconsidéré. Or souvent, il n’en est rien : ce type d’humour remplit des fonctions bien précises. J’en ai déjà évoqué une au début de mon étude en mentionnant Chaplin, inoubliable dans la peau du dictateur Adenoid Hynkel. « Hitler must be laughed at », écrivait Chaplin en 1964. « I was determined to ridicule [the Nazis’] mystic bilge about a pure-blooded race. As though such a thing ever existed outside of the Australian Aborigenes! » (p. 392-393) Humour de propagande si l’on veut : Chaplin dénonçait Hitler par l’absurde. Joseph Klatzmann, dans son essai sur L’humour juif, identifie une autre fonction que j’appellerais l’humour de résilience. On le retrouve lui aussi pendant la guerre mais chez les Juifs victimes de persécution. Klatzmann fournit l’exemple suivant :

 

Deux amis se rencontrent. L’un dit à l’autre : « J’ai pour toi une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle. » « Commence par la bonne nouvelle. » « La voici : Hitler est mort. La mauvaise nouvelle : ce n’est pas vrai. »

 

Klatzmann, 2002, p. 43-44

Ces deux types d’humour – de propagande et de résilience – furent surtout possibles « à une époque où l’on n’imaginait pas jusqu’où irait l’horreur » (Klatzmann, 2002, p. 43). Dans son autobiographie, Chaplin explique d’ailleurs qu’il n’aurait pas pu réaliser The Great Dictator s’il avait eu vent des horreurs perpétrées dans les camps de concentration : « I could not have made fun of the homicidal insanity of the Nazis. » (Chaplin, 1964, p. 392).

 

Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, à une époque où de nombreux paramètres viennent considérablement complexifier le problème – montée de l’extrême-droite en Europe (le 24 avril 2016, le candidat du parti FPÖ en Autriche, Norbert Hofer, a dominé le premier tour des élections présidentielles), crise financière en Europe et agitation eurosceptique, crise de l’immigration sous le coup de l’exode syrien, disparition de témoins directs de la Shoah (décès récents d’Imre Kertész, de Martin Gray et d’Elie Wiesel), persistance des procédures contre les bourreaux nazis (procès et condamnation en 2015 d’Oskar Gröning, le « comptable SS », 94 ans), évolution générale du regard promené sur Hitler (on cherche depuis quelques années à « l’humaniser », à percevoir l’homme derrière le monstre – témoin, le film Der Untergang (La chute) d’Oliver Hirschbiegel en 2004, où Bruno Ganz fait d’Hitler un héros tragique)… Dans ce contexte, la représentation comique d’Hitler nous force à nous interroger sur les limites de l’humour.

 

Il est de retour et Dolfi et Marilyn sont deux romans désopilants. Ils proposent une décontextualisation insolite d’Hitler. Je n’ai pas relevé tous les éléments comiques dont ils sont truffés : au lecteur d’apprécier l’esprit inventif dont font preuve Timur Vermes et François Saintonge. Anachronismes, quiproquos, imbroglios, absurdités – les deux romanciers jouent sur plusieurs tableaux. Mais on ne rit pas innocemment de ou avec Hitler. La frivolité n’est pas possible. Les déclinaisons comiques du Führer, qui pullulent dans la culture populaire et sur Internet, sont forcément les indices de quelque chose d’autre. Timur Vermes et François Saintonge nous ont laissé deux oeuvres qui donnent largement à penser. Sur les dangers de la décontextualisation, ainsi que je l’ai expliqué, mais aussi sur la troublante question : « Où va le monde? » Comme l’a dit Éric-Emmanuel Schmitt : « Hitler est une vérité cachée au fond de nous-mêmes qui peut toujours resurgir. » (2001, p. 503) Qu’on se le tienne pour dit.

 

Parties annexes

Notes

[1]Voir notamment : The Great Dictator (1940) de Charlie Chaplin, To Be or Not to Be (1942) d’Ernst Lubitsch, The Devil with Hitler (1942) de Gordon Douglas, Hitler – Dead or Alive (1942) de Nick Grinde et That Nazty Nuisance (1943) de Glenn Tryon.

[2]Selon Rosenfeld (2015, p. 270), la fonction comique du film de Lévy remplissait une nouvelle fonction : réfuter la transformation d’Hitler en figure tragique dans Der Untergang (La chute) (2004) d’Oliver Hirschbiegel.

[3]Voir http://www.catsthatlooklikehitler.com/cgi-bin/seigmiaow.pl. Dans le même esprit, un site est consacré aux « objets qui ressemblent à Hitler » (Things That Look Like Hitler) : http://thingsthatlooklikehitler.com.

[4]Pour des exemples, voir http://www.memecenter.com/search/hitler.

[5]Par exemple celle du no 416 en 1978 où Hitler, esquissant un mouvement joyeux sous le grand titre : « Enfin, on peut le dire : Hitler, super sympa », tient ces propos : « Salut les youpins! Ça gaze? ».

[6]En couverture du no 26 (décembre 2013), sous les mots « Un vote décomplexé », on aperçoit Hitler déclarant : « Je n’ai pas honte de le dire : je vote Marine… » Quelques années plus tôt, Siné, qui collaborait alors à Charlie Hebdo, en avait été licencié à la suite d’une polémique qui avait éclaté lorsque le dessinateur et caricaturiste avait tenu des propos jugés antisémites au sujet d’une hypothétique conversion au judaïsme de Jean Sarkozy.

[7]Voir http://www.ina.fr/video/CPC84050476. On peut aussi évoquer le controversé sketch de Desproges sur les juifs (pour des extraits, voir http://www.desproges.fr/extraits/index/334).

[8]Voir http://www.pdfarchive.info/pdf/G/Go/Gourio_Jean-Marie_-_Vuillemin_Philippe_-_Hitler_SS.pdf.

[9]Lachen mit Hitler – geht das? / Darf man das überhaupt? (Vermes, 2012, 2e de couv.)

[10]Dans son adaptation du roman de Vermes, David Wnendt fait toutefois référence au célèbre film de Robert Zemeckis en montrant le personnage de Sawatzky revêtu du même type de blouson rouge sans manche que Marty McFly.

[11]Dans une entrevue avec John Kelly dans le cadre de l’émission The Works diffusée par la chaîne irlandaise RTÉ One le 11 avril 2014, Vermes déclare : « I don’t have to explain why because it’s fiction and so I can get away with it. » (https://www.youtube.com/watch?v=HrVy8tpVVJs)

[12]Entrevue du 11 avril 2014 (https://www.youtube.com/watch?v=HrVy8tpVVJs).

[13]Un point ou deux : le grand âge de Gentschel (130 ans) relève lui aussi de la science-fiction.

[14]Marcel Petiot (1897-1946), dit le docteur Petiot, médecin français qui fut accusé de meurtre durant la Seconde Guerre mondiale après la découverte à son domicile parisien des restes de 27 personnes.

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Résumé

Artiste installé en Polynésie française, Andreas Dettloff est à l’origine d’une série d’oeuvres incitant au dialogue et à penser l’autre. Au moyen d’un détournement de la mort par l’humour, la série dite des Crânes[1] confronte les spectateurs à des référents culturels malmenés par le temps et le choc des cultures. Étudier certaines de ces productions sera ici le moyen d’observer et d’attester des points de rencontres et de conflits au sein de la société contemporaine de Polynésie française, en faisant référence à l’anthropologie et à l’histoire de l’art. Faites d’irrévérences envers les poncifs, ces oeuvres viennent bousculer les spectateurs et les forcer à devenir partie prenante des débats.

 

Mots-clés : Anthropologie, art contemporain, art du Pacifique, histoire de l’Art, Polynésie française, Cultural Studies

Abstract

Based in French Polynesia, Andreas Dettloff is a contemporary artist behind a set of artworks encouraging dialogue and reflection with regard to the other. With a humorous diversion of death, « The Heads’ Series » confronts spectators to a clash of civilizations. Combining Art History and Anthropology, we propose a critical examination of « The Heads’ Series ». This art allows us to analyze cultural conflicts and agreements within French Polynesia. With an appropriation of clichés, those artworks shake up spectators and make them contribute to the discussions.

 

Keywords: Anthropology, Contemporary art, Pacific Art, Art History, French Polynesia, Cultural Studies

Corps de l’article

Traiter de l’humour et de la mort au détour de l’art revient à questionner la portée des discours apposés aux oeuvres et aux artistes. Qu’il s’agisse d’une intention directe d’un peintre d’intégrer l’humour et la mort au sein de sa composition ou d’un discours rapporté d’un critique qui applique une lecture tierce, l’art a toujours été un moyen d’expression des confrontations et des débats qui traversent les sociétés. Si la mort et ses évocations sont souvent au centre des oeuvres, l’humour est un élément plus ténu, mais lui aussi présent depuis longtemps : Aristophane (v. 450-385 av. J.-C.), Aristote (384-322 av. J.-C.), Plutarque (v. 46-125 ap. J.-C.), Lucien de Samosate (v. 120-180 ap. J.-C.) ou encore Élien le Sophiste (v. 170-235 ap. J.-C.), sont autant d’auteurs qui, au fil de leurs écrits, consacrèrent quelques lignes ou pages au peintre grec Pauson, un contemporain d’Aristophane. Ainsi, Élien le Sophiste relate, non sans humour :

 

Quelqu’un ayant demandé à Pauson de lui peindre un cheval se roulant par terre, il le peignit courant. Celui qui avait fait marché pour le tableau trouva fort mauvais que le peintre n’en eût pas rempli la condition : « Tournez le tableau, lui dit Pauson; et le cheval qui court, vous paraîtra se vautrer. »

 

Élien et Dacier, 2012, livre 15, p. 21

Cette anecdote témoigne d’une corrélation ancienne entre l’humour et l’art. Il est possible, comme nous l’avons vu avec l’histoire de Pauson, de trouver çà et là des oeuvres d’art auréolées d’humour[2]. L’humour peut même devenir partie prenante du processus créatif artistique, comme dans la pensée et les oeuvres dada. Au moyen de l’oeuvre L.H.O.O.Q. (1919), par exemple, Marcel Duchamp questionne les pulsions sexuelles de Léonard de Vinci en réinterprétant le tableau La Joconde (musée du Louvre, Paris), en ajoutant une moustache et des lettres à la composition générale. Ces dernières-L, H, O, O, Q-lues à haute voix, créent un jeu phonétique qui tourne le tableau en dérision et l’oeuvre devient de fait humoristique.

 

L’artiste peut librement utiliser dans son processus créatif un tel humour décomplexé, voilé, déguisé, burlesque, absurde ou encore grotesque, afin d’aborder le sujet de son choix, notamment le thème de la mort. Il arrive parfois que la mort entre en confrontation avec l’humour, générant alors un discours nouveau. De cette rencontre émergent des oeuvres parfois déroutantes et intrigantes qui amorcent une réflexion entre l’objet créé et le spectateur. Dans cette logique s’inscrit l’oeuvre de Georges Sage[3] intitulée Nature complètement morte (1884), qui tourne en dérision le genre de la nature morte. Un crâne, des livres et un verre sont disposés de façon linéaire au sein d’un espace exigu, reprenant ainsi certaines des conventions de représentation propres au genre même que le titre moque, à savoir la nature morte.

 

L’humour a toujours été présent en art. Qu’il s’agisse d’une oeuvre subversive où l’humour et l’ironie dépendent de la capacité du regardeur à les déceler, d’un métadiscours relatif à une oeuvre apportant un regard autre sur l’artiste et sa production ou d’un humour subi par l’artiste car raillé par ses pairs ou ses successeurs. Il arrive également que ces notions, l’humour, l’art et la mort, entrent en résonance et produisent de concert un discours spécifique qui peut se faire l’écho de conflits moraux et culturels prégnants, au-delà de la sphère de la production individuelle. Les oeuvres peuvent alors devenir les médiateurs entre des notions dépassant le strict cadre artistique.

 

Pour présenter la portée sémantique d’une oeuvre d’art combinant humour et mort, nous nous intéresserons ici à une production artistique provenant d’une région du monde où les cultures dialoguent et où les tensions sont tangibles. L’enjeu est d’observer le message transmis par l’artiste à partir d’une zone possédant des interactions fortes avec la culture occidentale mais conservant des traits sociétaux distincts : l’Océanie lointaine, entre la Polynésie française et la Nouvelle-Zélande. Sur l’île de Tahiti, en Polynésie française, réside un artiste de formation occidentale, inscrit au sein d’une culture hybride à la lisière de la société occidentale, qui depuis 1989 produit des oeuvres contemporaines inspirées par la confrontation des cultures. Le questionnement qui va guider notre propos vise à savoir comment une oeuvre, ou plus précisément ici une série d’oeuvres, lorsqu’elle parvient à combiner l’humour et la mort, se fait l’écho et le reflet de débats prégnants dans une société et participe à un processus de redéfinition culturelle, notamment celui de réaffirmation de la Polynésie française.

 

La série des Crânes d’Andreas Dettloff

Né en 1963 en Allemagne, Andreas Dettloff est de nos jours l’artiste vivant de Polynésie française le plus exposé à l’international et l’un des plus influents sur la scène artistique locale. Il entre sur concours au sein de la prestigieuse école des beaux-arts de Düsseldorf en 1982, alors que ce lieu est encore marqué par l’aura de Joseph Beuys et de sa pensée artistique. Andreas Dettloff sera influencé tant par l’esprit contestataire et le désir de bouleversement des normes de Beuys que par le mouvement dada et sa « dimension joyeuse et ludique, la révolte souriante du vivant contre des formes figées qui opère dans la fonction des objets et suscite un choc entre des mondes » (Pineri, 2002, p. 13). Durant sa formation, Dettloff est lauréat de deux bourses d’études. La première, attribuée en 1986 par l’association Kunstverein de Düsseldorf, lui permet d’entreprendre un séjour à l’île de Pâques où il se confronte avec les cultures insulaires du Pacifique. La seconde, conférée en 1988 par l’Office allemand d’échanges universitaires, lui permet initialement de réaliser un séjour de trois mois aux États-Unis, destination qu’il va refuser en demandant à se rendre sur l’île de Tahiti la mystique, Tahiti l’exotique littéraire et picturale. Ce lieu s’inscrivait davantage, selon l’artiste, dans la logique de sa pratique (Dettloff, 2017). À son arrivée, il étudie la vie locale et de retour en Allemagne, il ne lui faudra pas longtemps avant de regagner Tahiti où il s’installe de façon permanente à partir de 1989. Au début de sa carrière, il cherche par le biais de ses oeuvres à comprendre la culture locale, qu’il s’agisse des textes anciens tels ceux de Karl von den Steinen[4] (1925-1928) sur l’art des Îles Marquises, et notamment sur le tatouage, ou bien ceux plus récents portant sur des traits spécifiques de la culture insulaire. Une fois la frontière culturelle franchie, l’artiste élabore une démarche qui va rapidement le différencier du reste de la scène artistique locale. Ainsi, au moyen d’installations et d’oeuvres non conformistes, Dettloff attire les regards et amorce sa carrière en Polynésie française et plus largement dans le Pacifique. Il réalise sa première exposition personnelle en 1992 à Pape'ete et dès lors devient l’un des artistes les plus importants de Polynésie française (Pineri, 2002, p. 70).

 

Malgré la variété des pratiques de l’artiste, allant des dessins jusqu’aux faïences, nous allons nous attarder sur un ensemble précis : la série dite des Crânes. Débutée en 1993, il s’agit d’une série toujours en cours et qui regroupe des crânes traités selon des thèmes variés. Premier élément à relever, chaque pièce est pensée comme une fin en soi, mais également comme un élément d’un ensemble artistique d’où ressort une cohésion de sens et de lecture. Le premier d’entre eux, produit en 1993, est sobrement intitulé Crâne momifié māori.

 

Figure 1

 

 

Andreas Dettloff, Crâne momifié māori, 1993. Technique mixte, 27 x 27 x 22 cm. Tahiti.

 

-> Voir la liste des figures

 

L’évocation de la mort se donne à voir par la figuration de restes humains, ici en l’occurrence une tête séchée. La mort n’est pas déguisée, esquissée ou suggérée, elle est nue et se confronte à nous. Dettloff nous dit à tous : voilà le devenir de chacun, et non seulement une trace de notre passage. L’humour est sarcastique et, pour reprendre les mots de Baudelaire sur la caricature et l’essence du rire, peut être décrit comme « mordant et voilé » (Baudelaire, 1855, p. 15). De prime abord, la tête séchée arbore pour les non-initiés des tatouages esthétiques mais non signifiants. Mais en la regardant avec plus d’attention, des lettres émergent de ce jeu de courbes et de contre-courbes; sur les zygomatiques, la mention Coca-Cola devient alors lisible. Aussitôt, cette tête séchée fleurie de tatouages renvoie à l’ailleurs, à l’exotique, au mythe de la découverte de cet alter préservé. Le texte, pour sa part, résume à lui seul l’essor de l’industrialisation et de la mondialisation. Il est le symbole du développement par l’économie du capital; le symbole de la diffusion des biens et de l’uniformisation des besoins. L’Occident est alors juxtaposé avec l’ancien, le préservé, le sauvage. L’anachronisme est mordant et l’humour dépend de la capacité du spectateur à voir cette supercherie. L’artiste raconte une anecdote liée à la présentation de cette oeuvre lors de la biennale de Lyon :

 

Un photographe hollandais, Hans Neleman, qui s’est autodéclaré grand défenseur de la cause des crânes maoris, s’était renseigné auprès de la direction pour savoir si mon crâne était un vrai. Malheureusement, ils ont répondu que c’était moi qui l’avais fait… Dommage, j’aurais tellement aimé le restituer et assister à sa cérémonie funèbre.

 

cité dans Pineri, 2015, p. 63-64

Mais pourquoi réaliser une telle oeuvre? Pourquoi concevoir une série de crânes, détournant une pratique rituelle autochtone au moyen de l’humour? Qu’il s’agisse comme dans cette oeuvre d’un humour sarcastique ou d’autres fois d’un humour parodique, la série des Crânes entend établir une relation de connivence avec le spectateur afin de l’amener à penser autrement. Le fait humoristique sarcastique s’exprime dans le travail de l’artiste par sa capacité à dire « ce qui ne devrait pas se dire » (Charaudeau, 2006, p. 31). Le Crâne momifié māori précise alors l’enracinement d’éléments mondialisés au sein des populations du Pacifique. L’oeuvre est ainsi un moyen de faire naître chez le spectateur une vision critique à l’égard d’un fait de société. La série dite des Crânes se joue des limites et des normes. Andreas Dettloff emploie et mélange différents types d’humour en fonction de ce qu’il souhaite transmettre mais aussi à qui il souhaite le transmettre. De la sorte, l’humour sarcastique n’est jamais trop éloigné de celui parodique qui permet à l’artiste de contrefaire la réalité et donc d’interpeller le spectateur afin de l’amener à porter une pensée qui peut être, comme le souligne Charaudeau, ludique, critique, cynique ou encore de dérision (Charaudeau, 2006).

 

En ce qui concerne la pratique rituelle autochtone, Andreas Dettloff s’amuse avec les références et les cultures; il effectue ici une double référence. D’un côté il renvoie à une pratique d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande, celle dite des têtes séchées; de l’autre, il rappelle l’exploitation et le détournement de ces restes humains devenus des objets de curiosité en Occident à partir de 1768-1771.

 

Percevoir la valeur de ces oeuvres nécessite donc de s’attarder brièvement sur cette pratique d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande dénommée : Toi moko[5]. Cela signifie littéralement une tête tatouée et préservée (toi désignant une tête humaine et moko le tatouage). Le défunt ne pouvait être originaire que de deux zones spécifiques, à savoir d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande (il s’agit alors d’un Māori) ou bien des Îles Chatham (un Moriori). Pourquoi un tel procédé? Pour deux raisons notamment, soit comme signe de respect envers une personne aimée et reconnue de son vivant (un chef, un aîné respecté); soit comme témoignage de domination guerrière et comme trophée. Intervient alors une notion très importante, celle du mana. Ce terme, que ce soit à Aotearoa/Nouvelle-Zélande ou en Polynésie française, renvoie au Pouvoir : qu’il soit surnaturel ou matériel, ou bien lié au prestige, à la puissance ou à l’influence exercée. Ainsi, conserver le Toi moko d’un adversaire (qui peut être tué lors d’une bataille) c’est accroître le mana de celui qui le conserve tout en amoindrissant le mana adverse.

 

La restitution des restes humains par les musées de l’Occident

Selon la pratique des têtes séchées propre à la Nouvelle-Zélande, la peau est conservée par un procédé de séchage et on y grave des tatouages qui peuvent, de façon grossière, trouver un équivalent en Occident dans l’héraldique. Ces tatouages permettent de différencier les familles, les clans et de connaître le lignage tout en décuplant le mana de son porteur. Toutefois, avec la colonisation et alors que les māori découvrent les armes à feu, les conflits tribaux prennent une nouvelle tournure. S’engage alors une course à l’armement où les Toi moko deviennent une monnaie d’échange. Il s’agit de la période dite des musket wars (Crosby, 1999). Aux crânes des ennemis vaincus et des chefs respectés s’ajoutent ceux des prisonniers et des morts dépouillés. Les tatouages peuvent alors être ante ou post-mortem. Certains prisonniers sont ainsi tatoués avant leur mort et cette dérive entraîne, de façon inévitable, une perte de sens. Du statut de taonga, à savoir un « bien précieux », un « trésor culturel », les toi moko deviennent des objets économiques autant que des curiosités dépossédées de leur sens premier. Vecteurs d’exotisme, ils sont le reflet d’un monde « sauvage ». La mort est désacralisée et revêt une valeur économique, donnant lieu à un échange qui à son tour permet de conférer la mort en obtenant des armes à feu. La mort s’achète par son propre détournement.

 

D’un côté, Dettloff renvoie donc à ces Toi moko lorsqu’il réalise des patterns de tatouages fait de courbes et de contre-courbes; en y insérant la mention Coca-Cola, il donne à penser la valeur de l’être, l’impact des changements culturels suite à la colonisation et la valeur économique attribuée par l’Occident à une pratique autochtone. Par ailleurs, on trouve aussi une pratique avec des crânes aux Îles Marquises. Ici, il n’est plus question de têtes séchées mais de crânes, désignés sous le terme de Ivi Upo’o o te tupuna, ce qui qualifie la tête d’un aïeul ou d’un ancêtre (Boës et Sears, 1994, 1996). Seul reste l’os humain et le mana dont il est revêtu. Un guerrier pouvait accrocher à sa taille ou pendre à son cou plusieurs crânes pour montrer ses talents de guerrier et humilier les ennemis défaits (von den Steinen, 2005 [1925-1928]). À l’inverse, les crânes de prestige étaient recouverts de tapa (étoffe végétale) et conservés en des lieux à l’écart des regards. Telles des reliques, ces crânes tapa sont conservés afin de maintenir le lien avec le défunt et ainsi son mana. Il s’agissait majoritairement des crânes de personnes respectées au sein d’un groupe ou d’une famille.

 

Nous connaissons ainsi deux zones distinctes ayant chacune une pratique rituelle incluant les crânes afin de conserver une trace des défunts. Cependant, Andreas Dettloff, alors qu’il réside en Polynésie française, réalise son premier Crâne en 1993 avec une référence directe à Aotearoa/Nouvelle-Zélande. Ce geste s’insère dans une dynamique particulière : en effet au début des années 1990, la Cultural Conservation Advisory Council (CCAC) d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande adopte une posture politique demandant la restitution des crânes humains (Peltier et Mélandri, 2012). Les restes humains ont, avec la colonisation et le temps, intégré les collections des musées européens, notamment les musées d’ethnologie ainsi que des collections particulières en Occident. Le musée national Te Papa Tongarewa de Wellington va alors entreprendre d’accueillir ces restes humains comme des traces du passé et de l’histoire et non plus tels des objets ethnologiques qu’il est possible d’exposer. À partir de 2003, ce musée reçoit du gouvernement néo-zélandais le mandat de restituer aux iwi les restes humains conservés dans les musées et collections. Le terme iwi désigne un groupe, une tribu ou un ensemble de personnes descendant d’un ancêtre commun et associé à un territoire spécifique[6]. Or, ce désir de rapatriement des restes humains sur leur terre d’origine avait commencé à se manifester dès les années 1970 :

 

Les demandes en faveur de la mise en place d’une politique nationale relative au rapatriement des kōiwi tangata [restes ancestraux māori] vinrent donc des Māori eux-mêmes, et ce, dès les années 1970. Des leaders māori comme Maui Pomare – qui consacra une partie de sa vie aux rapatriements internationaux et à la création d’un endroit approprié, un wāhi tapu (lieu, dépôt sacré), pour garder les kōiwi tangata à l’intérieur de ce qu’il appelait encore à l’époque le National Museum (Te Papa, s.d.) – et Dalvinius Prime furent à l’origine de ces demandes.

 

Gagné, 2012, p. 7

Les musées du monde vont peu à peu restituer les Toi moko présents dans leurs collections[7]. Des problèmes juridiques se posent, car dans les divers pays des lois s’appliquent à l’égard de ces restes humains. C’est le cas par exemple de la France métropolitaine, avec l’affaire du Muséum de Rouen. En octobre 2007, le conseil municipal de Rouen approuve la restitution d’une tête māori conservée au sein du Muséum. Or, faisant partie des collections des musées de France, la tête est alors sujette à l’article 11 de la loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 qui stipule :

 

Les collections des musées de France sont imprescriptibles.

 

Les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont, à ce titre, inaliénables.[8]

 

Ainsi, au fil du temps s’engage un processus juridique visant à autoriser la restitution des têtes māori. Il faut attendre 2010 pour voir promulguée en France une loi permettant le déclassement et la restitution des crânes māori[9]. Le 9 mai 2011, le Muséum de Rouen est ainsi la première institution française à restituer un crâne māori. À la suite de cela sera organisée au musée du quai Branly de Paris une cérémonie de restitution de 21 crânes en faveur du musée Te Papa Tongarewa (Peltier et Mélandri, 2012). À l’échelle internationale, et jusqu’en 2015, ce ne sont pas moins de 400 restes humains qui sont ainsi retournés et restitués à la Nouvelle-Zélande[10]. Au Canada, c’est en 2008 que le Musée Royal de l’Ontario (Toronto), le Musée canadien de l’histoire (Gatineau) et l’Université de la Colombie-Britannique (Vancouver) ont intégré le processus de restitution. En 2012, le Musée des Beaux-Arts de Montréal a retourné à la population Māori d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande les restes humains conservés jusqu’alors.

 

La démarche artistique entreprise en 1993 par Dettloff s’inscrit dans les débuts de cette politique de restitution. À travers un détournement de la mort par l’humour, il montre le choc des mondes et des cultures. Avec son premier crâne, il expose sa vision selon laquelle la société archaïque d’où provient la pratique des crânes possède en elle la marque de l’Occident. Cette trace, c’est le nom d’une marque de soda qu’il est possible de boire n’importe où dans le monde; un produit américain qui fait maintenant partie du quotidien de chacun. Les oeuvres viennent bousculer les spectateurs, les forçant à devenir partie prenante des débats. Observer le Crâne de Gauguin restitué et renvoyé à sa famille (2002) amorce le débat relatif à la question de la restitution des restes humains conservés au sein des musées d’ethnologie occidentaux.

 

Figure 2

 

 

Andreas Dettloff, Le Crâne de Gauguin restitué et renvoyé à sa famille, 2002. Technique mixte, 25 x 15 x 13 cm.

 

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Le crâne semble difforme, comme pour exprimer le Gauguin « sauvage », celui qui vécut au contact des autochtones. Emballé et ficelé, l’objet est prêt à être expédié. Le destinataire n’est nul autre que la « famille de Gauguin », comme pour humaniser cet objet emballé et ainsi montrer la valeur humaine derrière « l’objet inaliénable ». Sur ce crâne, il y a des timbres émis par l’Office des Postes et des Télécommunications de Polynésie française (O.P.T.). La mort est affranchie et prête à voyager. Comme ces timbres montrent le visage et des oeuvres de l’artiste, c’est lui qui s’affranchit lui-même. La mort a ici un prix, à savoir celui des frais de port. Avec une série de plus de cent crânes, Dettloff propose d’autres niveaux de lecture qui découlent tous du choc des cultures et de leur redéfinition par la société contemporaine.

 

L’exotisme du colonialisme recadré par la globalisation des marchés

À la fin des années 1980, Andreas Dettloff arrive en Polynésie française dans un contexte faisant suite aux essais atomique français et où la culture dite « traditionnelle » est confrontée à celle de l’Occident. Tandis que les clans politiques se répartissent entre indépendantistes et autonomistes au sein de la République française, Dettloff développe une démarche qui vise à confronter les cultures locales. À Tahiti, le maillage ethnico-culturel est important et sa pratique artistique va cristalliser, au détour de l’humour, le désir de définir le présent par référence au passé.

 

Le crâne intitulé La Parole Conservée (2002), se prête à une double lecture. Il évoque, d’une part, le tapu – ou tabou en français – un élément sacré dans la société autochtone, imposant des interdits d’agir ou de parler à l’égard de certains faits et traits culturels. D’autre part, l’oeuvre peut aussi évoquer le silence contraint de la population mā'ohi face aux essais nucléaires et à la colonisation.

 

Figure 3

 

 

Andreas Dettloff, La Parole Conservée, 2002. Noix de coco, vessie, pigments, métal, poils, 25 x 15 x 13 cm. Collection privée, Tahiti.

 

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Les cheveux hirsutes, les couleurs fortes, sont autant d’éléments permettant une telle lecture de l’oeuvre. L’autochtone fait face au colon, la bouche est scellée pour symboliser le tabou imposé. Selon une perspective différente, l’opercule de la boîte de conserve peut aussi renvoyer à l’image d’une tétine dans la bouche d’un enfant, venant conforter cette notion d’insouciance et d’incrédulité des Polynésiens face aux « bons colons ». L’oeuvre met ainsi en rapport les sociétés et malgré l’histoire lourde, l’artiste parvient par le biais des jeux de couleurs et de ces orbites circulaires, irréelles, à faciliter la transmission du message au moyen de l’humour.

 

Dans la série des Crânes, le capitaine James Cook (1728-1779), celui par qui notamment débuta le choc culturel de la colonisation, est réduit à son évocation la plus simple et la plus répandue pour nombre de personnes : des boîtes de sardines et de maquereaux dont la marque est : Capitaine Cook. Cela évoque l’exotisme des mers lointaines et, en même temps, un produit frais et « naturel ». James Cook est mort à Hawaii, lieu où la pratique des crânes n’est pas attestée. En réalisant sa tête entourée de boîtes de conserve en référence aux crânes tapa des Îles Marquises – crânes des ancêtres ou des chefs prestigieux conservés dans du tapa pour accroître le mana d’un groupe – Dettloff évoque là encore la standardisation des besoins dans un contexte de globalisation des marchés. En effet, pour les îles du Pacifique, l’océan est naturellement au coeur même de l’alimentation. Or l’étal de poissons frais laisse maintenant sa place aux rayonnages des grandes surfaces et aux produits occidentaux standardisés. Le Crâne du capitaine James Cook (2007) selon Dettloff porte les stigmates de ce choc culturel.

 

Figure 4

 

 

Andreas Dettloff, Crâne du Capitaine Cook, 2007. Technique mixte. Collection privée, Tahiti.

 

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Toujours selon cette logique, Dettloff réalise une autre oeuvre visant à détourner le regard porté sur l’un des créateurs de l’exotisme polynésien, Louis Marie Julien Viaud, dit Pierre Loti (1850-1923). Le Crâne enveloppé de Pierre Loti (2009) renvoie lui aussi aux crânes des Îles Marquises. Le crâne n’est qu’évoqué car il est recouvert de tapa, qui en épouse les formes. Constitué d’oppositions entre zones d’aplats bleus et zones non travaillées, le travail de l’artiste respecte dans une certaine mesure les conventions de tatouage et de réalisation des crânes tapa propres aux Îles Marquises, attestées par von den Steinen dès le début du XIXe siècle (von den Steinen, 2005 [1925-1928]). De nos jours, il existe encore de tels crânes, notamment celui conservé au Musée de Colmar, en France (Boës et Sears, 1994), qui aurait très bien pu servir de modèle à l’artiste. Ce dernier fait apparaître le nom du défunt, « Loti », sur la partie gauche du crâne, partant de la base de la fosse nasale et s’étalant sur le maxillaire gauche, comme pour faciliter la compréhension du spectateur face à ce crâne humain. Crâne qui est ainsi attribué à l’un des principaux créateurs de l’exotisme qui nimbe les îles du Pacifique. Cela évoque avec humour l’écrivain qui, au moyen de sa littérature, a embrassé la culture polynésienne. Telle une mise en abyme de sa propre vie (et d’un possible désir de reconnaissance accru), Andreas Dettloff, étranger installé en Polynésie, momifie le crâne de Loti, symbole du colon parmi les autochtones. Le plasticien met en valeur le rôle de Loti dans la connaissance des îles du Pacifique. L’oeuvre relève d’un humour insolite et paradoxal. Le crâne capte l’attention du spectateur grâce à une réévaluation des normes et un anachronisme flagrant. La pratique de la momification des crânes, réservée aux personnes influentes, était déjà interdite en 1871, année de passage de Loti en Polynésie française. L’oeuvre peut être perçue comme une raillerie à l’égard d’une société contemporaine qui tend à réévaluer le rôle de Pierre Loti dans l’image locale. Les écrits de Loti relatifs à la Polynésie font partie des textes qui ont contribué à la déformation du regard porté à l’égard des îles du Pacifique et cela, alors même que Dettloff momifie le crâne de l’auteur en essayant de correspondre aux normes funéraires de cette époque. L’artiste allemand traite les crânes de deux étrangers, Paul Gauguin et Pierre Loti, selon des rites locaux comme pour symboliser leur accession à un panthéon imaginaire des grands noms locaux.

 

Figure 5

 

 

Andreas Dettloff, Crâne enveloppé de Pierre Loti, 2009. Technique mixte. Collection privée, Tahiti.

 

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La série des Crânes évolue donc selon le contexte choisi par l’artiste. En 2002, avec son crâne Jackpot, Dettloff évoque à nouveau l’influence de Gauguin, décrié pour ses moeurs mais véritable moteur économique et touristique pour la Polynésie, ses productions ayant largement intégré le circuit de l’art pour touriste. Savon, paréos, cartes à jouer, lampes, habits, croisières, Gauguin est devenu une manne économique incontournable et Dettloff le figure en transformant le crâne en machine à sous :

 

Figure 6

 

 

Andreas Dettloff, Jackpot, 2002. Technique mixte.

 

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L’oeuvre Crâne momifié de Bill Gates (1999) renvoie également aux effets de la mondialisation en donnant à voir le monde « exotique » qu’elle a engendré et dans lequel nous vivons maintenant. Le crâne de cet homme connu de tous et dont les recherches et les découvertes ont modifié la façon de vivre au XXIe siècle est un montage incongru où circuits imprimés, pistes et pastilles nous renvoient de façon quasi instinctive au domaine de l’informatique. Combinant humour et mort, Dettloff donne ainsi une vision personnelle d’un exotisme culturel trop longtemps resté à sens unique dans son évocation.

 

Figure 7

 

 

Andreas Dettloff, Crâne momifié de Bill Gates, 1999. Technique mixte. Collection privée, Tahiti.

 

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Fonder différemment le dialogue des cultures en détournant la mort au moyen de l’humour

Par l’usage et le détournement de la mort au moyen de l’humour, Andreas Dettloff est parvenu à instaurer un dialogue sur l’autre et sur soi, une réévaluation, réciproque entre « bons sauvages » et « bons colons » de l’Océanie. L’artiste se joue des antagonismes culturels, démontrant alors que la société contemporaine est le fruit de la communion et le prolongement de ses passés (tant insulaire qu’occidental).

 

L’oeuvre Tatouages soignés (2001) montre un crâne portant des petits morceaux de papier apposés comme pour panser des plaies, ou encore comme lors d’un premier rasage avec ses « ratés ».

 

Figure 8

 

 

Andreas Dettloff, Crâne aux tatouages soignés, 2001. Technique mixte, 17x13x12 cm. Collection privée, Tahiti.

 

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L’oeuvre peut traduire la réappropriation du tatouage par les populations insulaires de l’Océanie, et même une tentative de consolidation de l’être. Les vides des tatouages sont alors comblés par l’adjonction des morceaux de papier, eux-mêmes tatoués. Le procédé du tatouage fut interdit par les missionnaires (de même que nombre d’autres pratiques ancestrales) qui y voyaient la manifestation d’une « religion païenne ». Il n’a été réhabilité qu’à la fin du XXe siècle, sans pour autant entraîner une remise en cause de la foi nouvelle apportée par les missionnaires.

 

La société actuelle serait-elle un compromis entre différentes souches culturelles? C’est l’une des questions portées par la démarche artistique de Dettloff. Ses oeuvres sont occasionnellement perçues comme des atteintes à la culture mā’ohi, trop longtemps bafouée. Elles sont alors décriées et leur portée critique est ignorée :

 

Ses casse-têtes mous, Mickey, pneus tatoués et autres détournements des signes polynésiens autrefois sacrés, je les ai ressentis comme une insulte de plus à tout ce qui est océanien et de Polynésie française en particulier. Comme si les moqueries, insultes et anathèmes des missionnaires ne suffisaient pas, il fallait qu'en plus aujourd'hui, les artistes s'y mettent et en rajoutent. Je les ai reçus comme une violence.[11]

 

Pour d’autres, à l’inverse, ce travail favorise le renouveau et le dépassement du statu quo :

 

Il y a sûrement dans le travail de Dettloff une invitation souriante au dépassement de la revendication de la part des nations du rôle de victimes permanentes, une tentative de penser l’Histoire sous le mode d’un nouveau commencement, plutôt que l’affirmation de responsabilités d’autrui ineffaçables.

 

Pineri, 2015, p. 64

Mais n’est-ce pas là un des rôles de l’art contemporain que de transgresser les règles et les tabous afin de pousser à penser l’impensable? Aux anciens cultes et croyances, Dettloff confronte des convictions et idoles contemporaines. C’est ainsi que Coca-Cola mais aussi Mickey Mouse, trouvent une place naturelle dans l’oeuvre de l’artiste. L’art, l’humour et la mort sont mis à contribution pour encadrer de manière inédite le dialogue des cultures.

 

***

L’oeuvre d’Andreas Dettloff propose une vision artistique personnelle d’une culture que l’on peut qualifier de néo-polynésienne, car consciente de sa pluralité et de ses capacités au profit d’un avenir et d’un présent apaisé. L’humour décomplexé de ses crânes, qui sont détournés de leur valeur première mais qui conservent la référence à un passé douloureux, favorise la confrontation des spectateurs avec des questions identitaires longtemps refoulées. L’art est ainsi le moyen qui permet à l’humour et à la mort d’entrer en résonance afin de donner à penser les cultures; un levier à la mise en tension de crises culturelles et cultuelles issues d’une histoire controversée.

 

Parties annexes

Notes

[1] Avertissement : Conformément aux souhaits et à la politique prônée par Aotearoa/Nouvelle-Zélande et le musée national Te Papa Tongarewa de Wellington et par respect envers les « ancêtres » autochtones (les tīpuna en māori et les tupuna en mā'ohi) ainsi que leurs descendants, cet article ne montre aucun crâne ou autre ossement humain issus du commerce légal ou illégal en vigueur à partir du XVIIe siècle.

Aotearoa est le nom en langue māori du pays de Nouvelle-Zélande. Même si celui-ci n’est pas reconnu officiellement, son usage est largement répandu et réfère à la société māori. À l’origine, il désignait uniquement l’île nord mais avec la colonisation le terme s’est généralisé afin de correspondre à son pendant occidental, la Nouvelle-Zélande.

 

[2]Qu’il s’agisse des oeuvres de Jérôme Bosch ou des caricatures d’Honoré Daumier, nombreux sont les artistes qui, au fil de l’histoire de l’art occidental, ont su instaurer un dialogue avec le spectateur/lecteur au moyen de notes d’humour et de traits d’esprit.

De même, à l’image de Pauson, des artistes ont vu au fil du temps leurs oeuvres et leur vie parsemées d’humour comme l’atteste l’histoire d’Edouard Manet et de l’oeuvre Une botte d’asperges. Charles Ephrussi commande au peintre une oeuvre figurant une botte d’asperges pour la somme de huit cents francs. Lors de la réception de l’oeuvre, le commanditaire, ravi, rémunère l’artiste à hauteur de mille francs. Manet, pour remercier la générosité de son mécène, réalise non sans humour un tableau figurant une asperge et rédige à part un billet précisant : « il en manquait une à votre botte. »

 

[3]Georges Sage est un peintre affilié à un groupe peu connu, dit « des Incohérents ». Voir Grojnoswki et Denys, 2015.

[4]Il faut attendre 2005 pour voir les trois volumes rédigés par Karl von den Steinen traduits en français. La maîtrise de la langue allemande permet ainsi à l’artiste d’obtenir des informations relatives à la société polynésienne jusqu’alors méconnues.

[5]La pratique du Toi moko est en réalité bien plus complexe que ce que présente cette description sommaire. Pour obtenir davantage d’informations sur le Toi moko, voir  Te Awekotuku et Nikora, 2007; Tano et Palmer, 2004; Gell, 1993; Simmons, 1986. Nous remercions également Simon Jean pour ses précieux conseils sur cette pratique néo-zélandaise (thèse de doctorat en anthropologie, La valeur patrimoniale des Toi Moko (têtes séchées maori) au sein de leur communauté d’origine, EHESS de Paris et Université de Victoria, Wellington, http://www.theses.fr/s41187).

[6]Afin d’obtenir des définitions précises des termes māori employés, voir le dictionnaire officiel Te Aka Māori-English : http://maoridictionary.co.nz/.

[7]Le gouvernement a mis en place un site officiel qui vise à recenser les différentes informations relatives à ce projet gouvernemental : https://www.tepapa.govt.nz/about/repatriation.

[8]Loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2002/1/4/2002-5/jo/texte.

[9]Loi n° 2010-501 du 18 mai 2018 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000022227321.

[10]Une liste officielle des différentes structures ayant répondu favorablement aux demandes émises par Aotearoa /Nouvelle Zélande est disponible à l’adresse suivante : https://www.tepapa.govt.nz/about/repatriation/international-repatriation.

[11]Critique formulée par une internaute en réaction à l’article de Tahiti-Infos relatif à l’exposition Garantie ancêtres et présentant les oeuvres d’Andreas Dettloff à la Galerie Winkler, du 30 octobre au 10 novembre 2014 : http://www.tahiti-infos.com/Andreas-Dettloff-au-dela-du-sacre-et-du-profane_a112771.html.

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